Nipsey Hussle, le combat continu

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Le grand Nipsey Hussle n’est plus. Le rappeur, nommé en février aux Grammy Awards, a été tué par balle lors d’une fusillade qui a blessé deux autres personnes, ce dimanche 31 mars à Los Angeles. Son nom vient s’ajouter à la trop longue liste de personnes assassinées ayant œuvré dans l’intérêt de leur communauté : hommage à un artiste dont les combats dépassent ses mots.

Illustrations : @bilelal

Des paroles et des actes. C’est sur ses terres, au numéro 3420 de Slauson Avenue à Crenshaw, que Nipsey Hussle avait ouvert en juin 2017 le store « The Marathon Clothing ». Il y vendait sa marque de vêtements, devenue iconique dans la région. Une enseigne de plus à son nom sur ce block au croisement de deux rues mythiques de Los Angeles où la moitié des commerces lui appartient — un magasin de première nécessité, un barbershop et un restaurant de fruits de mer. Il y faisait bosser les gens du coin. Mais il fallait aller plus loin encore, encourager une élévation plus radicale du quartier : dans le but d’attirer des entrepreneurs à Crenshaw, il avait participé à la création de Vector 90, mi-incubateur d’entreprises, mi-espace de travail collaboratif, à une douzaine de rues de son block. Son but ? Inspirer et créer une émulation parmi les siens.

Une finalité pour un entrepreneur aguerri qui avait prouvé, au fur et à mesure des années, qu’il voulait montrer l’exemple à ses pairs, qu’ils soient artistes ou débrouillards. Ou les deux en même temps. Un exemple pour ceux qui sous-évaluaient leur influence et laissaient d’autres profiter de leur labeur. Dans son titre « Moment of Clarity » sorti en 2003, Jay Z rappait : « En tant que rappeurs, nous devons décider de ce qui est le plus important. Et je ne peux pas aider les pauvres si j’en suis un aussi. Alors je suis devenu riche et j’ai donné en retour. Pour moi, c’est gagnant/gagnant. » Un état d’esprit qu’il incarnait, avec le regard dépourvu de doute de l’homme qui n’a jamais repensé son chemin de vie.

L’American dream d’un Black Superman qui a fait de sa carrière une lutte, encourageant chacun à marcher dans son sillage : Nipsey Hussle était aimé au-delà de son quartier, de sa ville et du milieu du rap. Peu de temps après l’annonce de son décès, des milliers d’hommages apparaissent sur les réseaux où chacun y va de sa petite anecdote personnelle : beaucoup d’honneurs pour un homme dont tous louent l’intégrité, la vision et sa capacité à fédérer autour d’une idée visant à élever les plus démunis.  » C’est quelqu’un qui a fait résonner notre communauté, s’est exprimé l’un des nombres riverains de Slauson à s’être réunis devant The Marathon Clothing ce dimanche, après les faits. Les gens pensaient que Crenshaw n’était que violence, et Nipsey a mis un terme à cela. Il a changé les mentalités, il nous a fait comprendre que même si nous appartenions à des communautés pauvres et défavorisées, nous pouvions toujours devenir quelque chose. »

Ce qui avait démarré comme un baroud d’honneur s’est lentement mué en marathon victorieux. Le 3420 de Slauson Avenue, ce starting-block où la course de toute une vie s’était lancée, et une ligne d’arrivée qui semblait s’approcher au rythme des foulées d’Ermias Davidson Asghedom. Dimanche 31 mars 2019 fut son dernier tour de piste. Nipsey Hussle n’est plus.

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En tant que témoin de cette culture, le plus bel hommage que nous pouvons lui faire est de ne surtout pas l’oublier — son quartier, lui, ne l’oubliera probablement jamais. Ni lui, ni ses combats. Si le rap sourit aux entrepreneurs, c’est aussi grâce à lui : en dehors de ce qu’il a fait pour les siens, Nipsey Hussle s’est battu pendant près d’une décennie pour que le rapport de force entre rappeurs et majors s’inverse. Davantage activiste que startuper, il est sorti victorieux de son bras de fer avec la sortie de son attendu premier album, Victory Lap, en 2018. Une lutte qui sert et continuera de servir les intérêts de tous les artistes assez intelligents pour suivre son exemple.

Le motto de Nipsey Hussle se résumait en deux points : n’être l’esclave de personne, et bouleverser les règles du jeu en faveur des artistes dans l’industrie de la musique. Quitte à mettre une petite dizaine d’années à dévoiler son premier album. Un projet dont la sortie n’a pu être qu’unanimement célébrée, outre sa nomination aux derniers Grammy Awards en tant que Best Rap Album, tellement elle marquait le dénouement d’une négociation qui ferait date. Appréciez ce qui restera l’unique album de Nipsey pas seulement pour la musique — un aller simple pour Crenshaw dont vous ne sortirez pas indemne —, mais surtout pour ce qu’il représente : le projet d’une vie, sortie avec le soutien de la major Atlantic Records, sans pour autant que son auteur n’ait dealé ses masters. Pendant dix ans, Ermias Davidson Asghedom s’est construit, s’est instruit, et n’a jamais cédé à la facilité pour arriver à la table des négociations avec suffisamment de pouvoir et d’influence pour dicter les discussions. De quoi s’installer aux côtés des moguls que sont Master P ou Jay-Z, et d’ouvrir la voix à 21 Savage, Chris Brown ou 2 Chainz, qui aurait renégocié son contrat avec Def Jam quelques mois après la sortie de Victory Lap pour récupérer 100 % de ses masters.

Nothing like you fucking rap nigg*s

Le premier album de Nipsey Hussle, définitivement annoncé par l’important « Rap Niggas » balancé en toute fin d’année 2017, est sorti sous la double étiquette All Money In No Money Out/Atlantic Records, le premier étant évidemment le label du Slauson Boy. Une signature avec Atlantic Records qui faisait figure de milestone pour Nipsey : si Ermias Asghedom s’est finalement engagé avec une major, cela signifie qu’il a eu le deal qu’il voulait. Celui qu’il cherchait depuis 2009, année où son debut album, initialement intitulé South Central State of Mind, était déjà dans toutes les bouches. De quel genre de deal parle-t-on ?

D’un deal lui permettant de rester maître de son art, libre dans sa création et, surtout, propriétaire de tous les droits de sa musique. « I am nothing like you fucking rap niggas, I own all the rights to all my raps, nigga. » Cette phase de « Rap Niggas » est lourde de sens : comme Prince dans un tout autre registre, Nipsey Hussle n’a jamais accepté que sa musique ne lui appartienne qu’en partie et qu’elle soit vendue au rabais. Premières cibles : les majors, les grandes sociétés qui régissent l’industrie musicale. « Notre ambition n’a jamais été simplement de s’intégrer au moule des grandes entreprises, mais d’en prendre le contrôle pour refaire le monde à notre image », explique Shawn Carter dans l’ouvrage Decoded, paru en 2010. Des mots que l’on retrouve en filigrane dans l’ensemble de l’œuvre de Nipsey, pour qui Jay-Z, comme d’autres, a toujours été une source d’inspiration.

L’indépendance, maître-mot d’un homme qui, à 11 ans, cirait des chaussures à Chambers — un cordonnier mythique de Slauson — parce qu’il ne voulait pas ruiner sa mère pour s’acheter des fringues pour l’école. Six jours par semaine à faire briller des pompes, 90 dollars par jour dans sa poche de jeune adolescent, et un goût pour l’indépendance financière qui s’ancre durement dans son ADN.

Quand il quitte Epic Records en 2010 après la série de mixtapes Bullets Ain’t Got No Name et crée donc son propre label, All Money In No Money Out, il annonce clairement la nouvelle direction de sa carrière. Sa fameuse mixtape à 100 $ (Crenshaw, 2013) — dont il vendra la totalité du millier de copies pressées — n’est que la première pierre d’un édifice bien plus grand : l’homme récidive et propose, en 2014, le projet Mailbox Money au surprenant tarif de 1000 $. Il en aurait écoulé une grosse soixantaine, sur la centaine d’exemplaires disponibles (si vous avez un millier de dollars à dépenser, le projet est toujours en vente en ligne). Toutes ces initiatives s’inscrivent sous l’étendard de la campagne Proud 2 Pay lancée par Nipsey Hussle, dont l’objectif est clair : encourager les artistes à redevenir seuls maîtres de leur carrière, tout en sensibilisant les publics aux rapports (souvent) malsains, iniques, entre les rappeurs et les majors. Que ceux qui peuvent se permettre de débourser 100 ou 1000 $ dans une mixtape le fassent, payent pour ceux qui ne le peuvent pas — les projets sont disponibles de manière « normale » dans leur version digitale —, et endossent le costume de mécènes en sachant que leur argent finance directement l’artiste. Un lien de confiance s’établit : « J’aime ta musique, je ne veux pas que tu te sentes contraint de faire des compromis artistiques qui ne te correspondent pas, alors je te finance pour que cela n’arrive pas. » Le financement participatif avant l’heure, sans intermédiaire, version XXL.

L’héritage Victory Lap

Pas étonnant que Jay-Z, qui a lancé Tidal pour les mêmes raisons quelques années plus tard, ait acheté lui-même 100 copies de Crenshaw pour exprimer à Nipsey tout son soutien. Des idées enfumées, le respect de ses confrères, une vraie fanbase ainsi qu’une flopée d’auteurs (Jonah Berger, Pete Diamandis, Michio Kaku, entre autres) pour l’inspirer et l’aider à assimiler les concepts de viralité et de « monnaie sociale » jusqu’à ce qu’il se sente prêt à passer à l’offensive. Le fanion de Crenshaw n’avait besoin de rien d’autre. Ou presque.

Pour s’attaquer pleinement au monde, Ermias Asghedom avait néanmoins besoin d’appuis. Il l’a toujours su : pour que son debut album ait l’impact qu’il méritait et qu’il lui permette de devenir un mogul bien au-delà de la Californie, il lui fallait s’allier. Surtout au niveau de la distribution ; pas facile de gérer l’approvisionnement de centaines de pays en Victory Lap depuis Slauson. Mais la puissance grandissante de son label depuis 2014 lui avait donné de beaux arguments de négociation qui lui avaient donc permis, l’année dernière, d’avoir l’aval dans la négociation de cette alliance.

Quand il ramène Victory Lap chez Atlantic Records, Nipsey Hussle sait à qui il s’adresse : Craig Kallman, Julie Greenwald et Mike Keyser, qui viennent de Big Beat Records et Def Jam Recordings. Des noms qui en imposent, qui transpirent l’authenticité et qui confortent Nipsey dans sa vision. « Roc-A-Fella était en co-entreprise avec Def Jam quand Mike Keyser et Julie Greenwald y étaient, explique-t-il dans le podcast de Tidal, Rap Radar. Irv Gotti était également en co-entreprise avec Def Jam, avec Murder Inc, même chose pour Ruff Ruders ou Ludacris et DTP. Jason Geter et T.I. [avec le label Grand Hustle, ndlr] étaient en co-entreprise avec Julie et Mike quand ils sont arrivés à Atlantic. Je savais que je pouvais m’appuyer sur ces deals pour leur faire comprendre ma vision, et que tout le monde réalise que c’était possible que chacun y trouve son compte. » C’est ainsi que la co-entreprise All Money In No Money Out/Atlantic Records est née. Même si les détails de l’alliance n’ont pas été donnés, nous sommes en droit d’imaginer qu’il s’inscrit à mi-chemin entre un deal de distribution simple et un deal de partage de profits avec une répartition des royalties en faveur de l’artiste — la « mailbox money », l’ultime combat de Nipsey Hussle. Dans tous les cas, il est certain que Nipsey est allé prendre exactement ce qu’il voulait chez Atlantic Records, et rien d’autre.

Le drame d’hier a fait de Victory Lap l’unique album de la carrière de Nipsey Hussle. Ce qui était un très bon disque à la sortie lourde de sens devient un testament musical, un héritage. Nipsey Hussle est un symbole : celui des patients, des stratèges, des audacieux. Celui d’un homme qui a inspiré l’homme à côté de lui, aidé celui qu’il croisait tous les jours, et guidé tous ceux que ni son bras, ni son argent ne pouvaient atteindre. Un bâtisseur, qui construisait des ponts entre les communautés : entre Crips et Bloods autour notamment du rejet de Donald Trump, ou entre la police et ces mêmes gangs pour que les tueries dénuées de sens cessent. Le lendemain du jour de sa mort, Nipsey avait rendez-vous avec les responsables de la LAPD pour échanger sur les méthodes de prévention des violences urbaines. Tout un symbole, encore un. Un guide, et un rappeur sorti par le haut d’un panier crabes — l’industrie de la musique — sans y laisser de plumes, grâce à la confiance qu’il avait placée en lui-même et en sa vision. Le maire officieux d’un district qui saigne, un peu plus aujourd’hui qu’hier, et dont il a tout fait pour stopper l’hémorragie. Quitte à saigner lui-même, au numéro 3420 de sa Slauson Avenue, pour que l’asphalte soit à tout jamais marqué par son sacrifice.

Last night, it was a cold killin’
You gotta keep the devil in his hole, nigga
But you know how it go, nigga
I’m front line every time it’s on, nigga

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Cet hommage est une réécriture d’un article publié sur YARD le 22 février 2018, au moment de la sortie de l’album ‘Victory Lap’, intitulé « Et à la fin, c’est Nipsey Hussle qui gagne ».

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