PNL : où va le monde ?
L’album Deux frères signe un épilogue. En quatre ans, le public de PNL a assisté à la genèse d’un monde et à son dénouement. Fleurs fanées, pétales éparpillés, le bouquet final est morose. Non sans nostalgie, Ademo et N.O.S sont parvenus au terme de leur quête première vers le million, vers la reconnaissance internationale et vers l’accalmie. « Pour le globe », les deux rappeurs ont fait cavaliers seuls et ont conçu leur œuvre dans un entre-soi pour certains encore hors d’atteinte. Et pourtant.
Illustrations : @bobbydollaros
530 avant Jésus-Christ. Une idée fait surface. On commence à croire que le mouvement des planètes engendre une musique à l’origine de l’harmonie universelle. La Lune, Jupiter, Saturne, Uranus et les astres seraient séparés par des intervalles musicaux.
2019. Tout va mal dans le cosmos mais un petit pays d’Europe de l’Ouest a retrouvé son unité de mesure. C’est tout un peuple qui émerge alors même que ceux qui l’ont fédéré sont déjà loin de la Terre. PNL a remplacé le monde qui les avait tant rejetés par un « Autre monde », lui, ouvert à tous.
Pourtant, parce qu’il a été créé par eux et pour eux, envers et contre le « rien », tout porte à croire que ce dernier ne nous était pas destiné.
Vraiment « que la famille »
Regardons les choses en face, le sigle « QLF » ne nous a jamais été adressé. Les fans audacieux qui ont essayé de monter sur le bus le 5 avril dernier n’ont pas manqué de nous le rappeler, mais tout ça ne date pas d’hier. Depuis 2015, année de parution de leur deux premiers albums, Que La Famille et Le Monde Chico, Ademo et N.O.S. ont donné naissance à un espace parallèle qui fonctionne en vase clos : personnages récurrents dans les textes et dans les clips, gimmicks qui sonnent comme des private jokes, tics de langage, décor unique ou paysages similaires élus avec soin, et, surtout, constance impérieuse d’une équipe artistique formée entièrement de fidèles. Mess et Kamerameha à la réalisation, BBP, MKSB et Trackbastardz à la production et au mixage, pour ne citer qu’eux.
En bloc, d’autres proches de PNL, des rappeurs des Tarterêts comme la MMZ, DTF et F430 — des duos, eux aussi —, ont également participé à l’avènement d’un univers homogène que rien ne semble pouvoir altérer. Nous revoilà en transit entre Corbeil-Essonnes, le Japon et la Floride ; ici aussi, les hublots ont vue sur les nuages et les voix enregistrées viennent d’autres cieux : le vocabulaire est le même, les textes, eux, sont hantés par l’idée de s’en sortir et sont toujours marqués du sceau de « la famille », concept qui finit par être aussi rassurant qu’un dîner de mafieux dans un bon film américain.
Il faut dire que l’imagerie originellement mise en place par les Andrieu est potentiellement hermétique à celui qui ne partage pas certaines de leurs références : télé-réalité, cinéma, science-fiction, gaming, mangas, bande dessinées, sitcoms, fantasy, nouvelles technologies et leurs lots de récits, de héros et de mythes resurgissent sans cesse au détour d’un titre d’album, d’un couplet ou d’une phase d’egotrip… et évincent de leurs chansons toutes les allusions à une possible réalité commune.
On n’écoute pas PNL
Jusqu’à l’album Dans la légende et encore et toujours dans Deux frères, la recette reste la même. Tout concorde à donner cohérence et consistance à la narration (à la matrice ?) imaginée par PNL. Mais pour peu qu’il manque de bonne volonté, qu’il refuse d’essayer d’en comprendre les codes, qu’il ne vienne pas du 91 ou, plus largement, de la rue, celui qui écoute PNL a tout l’air d’un touriste que seule une vitre sépare de la fosse aux lions, oscillant entre divertissement et inquiétude.
De façon assez prévisible, certains médias, comme à la recherche d’une branche à laquelle s’agripper, ont donc focalisé toute leur attention sur la parade marketing du groupe. On s’étale sur les talents commerciaux des deux rappeurs, on les survole, on les examine, et même, on crie au génie (par complaisance ?). Certains journalistes font des ronds, font des ronds, font des ronds autour de l’œuvre de PNL sans jamais vraiment y mettre les pieds, comme si rien n’avait changé depuis 2016, où déjà l’on s’arrêtait à la « manière dont ils diffusent leurs morceaux et, surtout, la manière dont on les écoute » pour expliquer son succès. L’hypothèse ne tient pas la route. Mais l’intuition, elle, n’est peut-être pas tout à fait erronée. Que nous dit la promotion de Deux frères, si ce n’est que PNL a pensé son album jusque dans sa réception ? Partie visible de l’iceberg, elle semble avoir été échafaudée pour guider l’auditeur au cœur de l’œuvre.
Le génie du groupe ne serait peut-être pas tant celui d’être des Super Saiyan de la stratégie, mais plutôt d’avoir conçu bon gré mal gré une œuvre à 360°, ouverte sur tous les médiums artistiques. Il faudrait reconnaître aux deux rappeurs d’avoir emprunté la grande voie de l’œuvre d’art totale à l’ère de la culture de masse. À l’instar d’une Björk, d’un Michael Jackson, d’une Miley Cyrus, de l’auteur de l’ASTROWORLD ou pourquoi pas d’une saga de films fantastiques, on n’écoute pas PNL, on y plonge. On s’y abîme.
Bienvenue à PNLand
De la même façon que « Matrix n’est pas un film », ce que nous apprend le sociologue David Peyron lorsqu’il explique que cette œuvre a été conçue comme un monde à part entière, Ademo et N.O.S « du PNL » ne sont pas de simples rappeurs : ils sont les fondateurs d’un monde Chico, auquel des millions de français ont désormais accès. Les films The Matrix Reloaded, The Matrix Revolutions et le jeu vidéo Enter The Matrix ont été tournés en même temps. Intelligible de plusieurs façons différentes, l’univers de Matrix était par ailleurs déjà complexe en soi, ultra-référencé (parfois à lui-même), presque codé, et, de fait, vertigineusement immersif. Tiens, tiens.
Throwback. Si l’on en croit le duo, tout s’est écrit depuis une chaise du hall 27, où le passage des heures a nourri les prémisses d’un monde merveilleux, dans lequel monstres et fantasmes affrontent le vide et l’ennui. Alors confinée dans un périmètre circonscrit, l’imagination seule peut s’autoriser des vacances – naissance d’une bulle. À défaut d’avoir la liberté, Ademo et N.O.S choisissent des prods qui font office d’échappatoires vers des ailleurs lointains. À défaut d’avoir déjà le million, ils coupent et recoupent la langue française, font des bijoux avec les mots. Tantôt Midas, tantôt Orphée, ils redonnent vie aux êtres inanimés qui les entourent, offrent des corps à leurs sentiments et fabriquent des allégories avec des bouts de ficelles.
Avant de le faire en grandes pompes. Lors de ses concerts, PNL diffuse des animations inspirées par les jeux vidéos et réalisées par Arnaud Deroudilhe, dont on évoquait le travail ici. Plus tard, c’est l’équipe de Cutback Live qui matérialise en lumières et en scénos l’univers des deux rappeurs. Puis viendront La Géode et son « musée QLF ». En fait, dès le début et jusqu’à ce jour, Ademo et N.O.S ont mis en place des leviers efficaces permettant d’activer leur scénario en 3D. Et plus encore. Avec un live YouTube la nuit du 22 mars, un défilé en bus à impériale sur les Champs Élysées et une opération Uber, les deux rappeurs ont fait de leur œuvre un véritable open world participatif. Certes, le duo affirme rejeter le trône, mais il n’en livre pas moins un royaume habitable tout entier à ses auditeurs. Leur travail (herculéen) accompli — quatre albums, des dizaines de clips, des courts-métrages, l’Accor Hotel Arena sous le charme, des records d’écoute mondiaux et ce n’est pas fini —, les deux rappeurs se rapprochent du soleil, se rapprochent d’eux-mêmes, de leur public aussi.
Humains, trop humains
Car avec tout ça, Deux frères boucle la boucle du labeur de PNL sans être envahi par une possible folie des grandeurs. Au contraire, l’album montre par plusieurs endroits la volonté d’un retour à une forme de simplicité. L’idée de famille se voit réduite dès le titre à ses piliers originels — Que Tarik et Nabil —, et, comme pris par une sorte de vertige, les deux rappeurs s’inquiètent de leur changement de vie, regrettent le chemin de la maison et vont jusqu’à suggérer des adieux prochains. En émettant le souhait de vouloir « moins de monde », PNL met ce même monde à la disposition de ses auditeurs.
Fan arts, fan fictions, revendications « QLF » en veux-tu en voilà, programmations, expositions et autres diffusions dans les défilés de mode continuent de se multiplier. « La vie n’a pas d’prix à part c’qu’elle m’a appris / J’ressens l’vide mais j’sais pas c’qu’elle m’a pris » rappe N.O.S dans « Celsius ». Nous on sait. Les deux artistes redeviennent des semblables, et voilà que deux E.T. retrouvent leur forme humaine sur le toit du monde. Les vieilles maximes résonnent. « La solitude des poètes s’efface. Voici qu’ils sont des hommes parmi les hommes, voici qu’ils ont des frères. »