TripleGo : « Les vrais combats se règlent tout seul »

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Rap murmuré, nappes électroniques, réminiscences chaâbi, invocations reggaeton… La musique de TripleGo n’est que métamorphoses, mais MoMo Spazz et Sanguee ont tout l’air de vouloir rester fidèles à eux-mêmes, envers et contre tout. Pas toujours pour le meilleur, mais toujours suffisamment pour parvenir à fidéliser à leur tour. Que peut bien avoir en tête le groupe, pendant que le public se languit de les voir rayonner en têtes d’affiche ? Interview. 

Photos : @antoine_sarl

Depuis 2014, TripleGo chuchote dans l’oreille du rap français. Formé par le producteur MoMo Spazz et le rappeur Sanguee, tous deux originaires de Montreuil, le duo navigue entre collaborations prestigieuses (Myth Syzer, Ikaz Boi ou encore Harry Fraud côté production, Arnaud Deroudilhe et Kevin Elamrani-Lince côté vidéo, pour ne citer qu’eux) et promenades en solitaire. Pour le moins hybride, leur œuvre fait tantôt d’eux des marginaux, tantôt des précurseurs à la cote de popularité grimpante, selon le point de vue que l’on veut adopter.

Leur projet Eau Calme, plus embruns que tsunami, présageait (peut-être maladroitement ou avec trop d’avance) l’avènement du cloud rap à la française. « Les vrais savent », voilà ce qui se dit depuis, et TripleGo semble tracer sa route sans trop se soucier de regarder dans les rétroviseurs. Le flow grave de Sanguee nous berce de chanson en chanson, puis d’EP en EP, jusqu’à Machakil, le premier album du groupe tout juste paru. Le ton est resté inquiétant et les rythmes les plus entêtants sont toujours aussi sombres, comme en présence d’une menace qui n’aurait cessé de planer.

C’est qu’il est fini le temps où la bédave servait de prétexte pour ne pas parler de soi. De la débrouille au studio, les mois ont passé et le temps n’est plus vraiment ni à la discrétion ni à l’hésitation pour les deux artistes. En faire plus, aller plus loin, plus vite, rien de tout ça ne paraissait jamais séduire le tandem. Mais malgré leurs improvisations et en dépit de leur désorganisation, l’attente du public se fait aujourd’hui de plus en plus pressante. « On n’en a fait qu’à notre tête », confesse Sanguee, entre prise de conscience et refus de sur-intellectualisation de la chose. Une attitude mystérieuse qu’on a essayé de comprendre aux termes d’un long entretien avec le groupe — les deux étaient présents, mais seul Sanguee s’est véritablement exprimé. À l’horizon, des situations qui se débloquent peu à peu et des décisions davantage mûries. TripleGo est dans le couloir. Enfin. « Tchi tchi ».

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Comment est-ce que vous vous êtes connus, MoMo Spazz et toi ?

On s’est rencontrés au collège, en 6ème. C’était le jour de la rentrée et on s’est croisés en achetant nos fournitures scolaires chez Auchan [rires]. Comme on était dans la même classe, on a sympathisé, on est devenus potes, et voilà.

Vous vouliez tous les deux faire de la musique quand vous étiez plus jeunes ?

MoMo s’est intéressé à la prod vers la fin du lycée, en terminale. C’était un peu un geek donc c’est venu naturellement. Il est autodidacte. Moi, j’ai commencé à rapper avant la fin du collège, au quartier. Mais avant de faire de la musique ensemble, on en parlait beaucoup, pendant des heures parfois.

Ça donnait quoi, Sanguee adolescent qui rappe ?

C’était du rap revendicatif, je parlais de bavures policières, tout ça… J’écoutais Alpha 5.20, Booba, Tandem, ou alors Tupac et Bone Thugs-N-Harmony. J’ai commencé le live vers quinze ans. On jouait devant mille-deux-cent personnes parce qu’on était dans des ateliers d’écriture avec plein d’autres rappeurs. On bougeait, on faisait des open mics, on avait même fait un concert à Marseille. D’ailleurs, les gens sont surpris quand ils nous voient sur scène, parce qu’il y a plus de patate que dans le CD. Le live, ça ne ment pas. Un mec qui ne sait pas rapper, qui n’a plus de souffle… Ça ne pardonne pas, c’est fini. Moi, j’ai fait ça bien avant d’entrer en studio et je n’utilisais pas de vocoder. Ça, c’est arrivé après.

Comment est né TripleGo ?

Au début, MoMo était à fond dans l’électro. C’est lui qui m’a fait découvrir ça et j’ai adoré. À l’époque, personne n’avait rappé sur de l’électro. Donc c’était le premier défi. « Viens, on fait un son où on mélange ci et ça… » C’était nul de ouf ce qu’on avait fait, mais on a commencé comme ça ! Puis, on a voulu faire un son mieux, puis un son encore mieux, et un son encore encore mieux. Et on a créé le groupe.

C’était primordial pour vous de faire quelque chose qui n’a jamais été fait ?

Oui, ça, c’est le but depuis le départ. Je rappe depuis que je suis petit donc je connaissais déjà tous les bails de fast flows, j’avais entendu ça mille fois. On voulait vraiment créer un truc. C’était un feeling, on était encore en train d’apprendre et il fallait qu’on se perfectionne, mais on voulait faire quelque chose de nouveau. Il y a eu une période où on faisait de la merde, puis quand c’est devenu potable, on a commencé à sortir des sons. Je crois que le premier qu’on a envoyé, c’était « Monnaie » [2013, ndlr]. Il faisait quelques vues sur YouTube et c’était totalement ouf pour nous. On s’est dit qu’il y avait un délire à faire.

J’ai le sentiment que votre identité musicale était là dès le début, et que vous la déployez depuis. « TripleGo » existait déjà foncièrement dans Eau Calme et Putana.

La base a toujours été là. On veut raconter ce qu’on vit et en même temps que l’auditeur s’évade. C’est le fil rouge entre la musique qu’on faisait à l’ancienne et celle d’aujourd’hui.

Ça ressemble à quoi, une session studio avec TripleGo ? Vous avez vraiment la faculté de créer des atmosphères à part.

Ça ne ressemble à rien. Ça va vite, c’est impulsif. Quand j’ai une idée, je l’enregistre. On garde ce qu’on aime bien et on jette le reste. Pour les atmosphères, je pense que ça se passe à l’intérieur. C’est l’émotion. Ce n’est pas une question de synthé ou de sample, mais plutôt de ce que l’on ressent sur le moment.

Est-ce que l’on peut considérer que vous mettez en musique et en images la solitude, voire même une forme d’autarcie ? 

C’est le point commun de tout le monde : on est tous seuls à un moment donné, surtout quand ça ne va pas. Quand ça va bien, il y a toujours grave du monde. C’est l’un des premiers apprentissages que tu reçois en grandissant, quand tu dépasses l’adolescence. Quand c’est la hess, tu es seul. Tu finis par comprendre, par accepter. Mais tu ne peux pas réussir en solo. TripleGo est déjà un duo en soi, et on a une équipe. Disons seulement que les vrais combats, ceux qui sont décisifs, ils se règlent tout seul. Et ça forge. Nous, on tient vraiment à se débrouiller tout seul, ça va être notre mode de vie.

« Se débrouiller tout seul, ça devient notre mode de vie »

À quel moment vous avez entendu parler de cloud rap ? Est-ce que vous vous y êtes identifiés tout de suite ?

MoMo et moi, on n’avait pas de nom pour parler de notre musique ! C’était de la musique trippy, pour fumer des joints. Après, PNL a tellement pété que l’expression « cloud rap » était partout. On nous a mis dans cette catégorie-là, mais ce n’était pas un truc qu’on calculait. On faisait même des sons où ça ne rappait pas, où ça chantait, ou alors qui étaient uniquement instrumentaux…

On vous a d’ailleurs beaucoup comparés à PNL.

Oui, c’est le jeu. En vérité, je peux comprendre. Le mec qui découvre PNL avant nous va trouver que ce qu’on fait ressemble à du PNL, alors qu’un mec qui nous a découverts avant va trouver que ce qu’ils font ressemble à du TripleGo. Comme je le disais, c’est le jeu. Moi je ne les écoute jamais, même s’ils sont chauds et qu’ils font de la bonne musique. C’est indéniable, ils tirent le rap vers le haut. En fait, j’évite d’écouter tous ceux qui font de la musique un peu proche de la mienne, je préfère écouter des trucs qui n’ont rien à voir.

Vos featurings avec Prince Waly en sont un peu le résultat.

Avec lui, il y a un feeling humain. On se connaît depuis longtemps. Il a sa vibe et nous la nôtre, du coup on mélange. En quelque sorte, c’est plus intéressant quand on est différents que quand on est dans le même game.

En écoutant le refrain de « YZ », on se demande si vous avez une réelle méfiance d’autrui.

Non, on est des mecs très ouverts d’esprit. On fréquente des gens de milieux très différents et c’est plaisant : on apprend des choses avec eux et eux nous en apprennent d’autres. C’est un échange constructif. Quand je dis ça, c’est plus pour évoquer les gens avec qui on n’a pas la même mentalité ou le même état d’esprit. Tu peux chanter comme tu veux, tu peux avoir l’oseille que tu veux, être qui tu veux… Si on te trouve chelou, on ne va pas parler avec toi. On n’a pas les mêmes principes. La parole, l’éthique, le respect des anciens… Par exemple, si je vois un mec qui parle mal à sa daronne, pour moi, c’est un guignol. Une merde.

Montreuil a une scène artistique très active, qui a l’air d’être assez solidaire. Est-ce que c’est un lieu fédérateur pour vous aussi ?

On ne se rallie pas à la scène artistique de Montreuil. On a toujours évolué dans notre délire, tous seuls. On n’a jamais cherché à feater. On est des twaregs de Montreuil. Depuis que je suis petit, j’ai le réflexe de vouloir représenter ma ville et mon quartier, parce que c’est là qu’on a grandi, mais je ne me vois pas finir ma vie ici. Ce serait un échec.

Pourtant, vos ambitions ont dû changer avec le temps et vous pousser à vous ouvrir, non ?

Forcément… À l’époque où on a sorti Eau max et 2020, on n’avait rien de rien. Zéro. Rien du tout. On voulait juste que notre musique soit écoutée par d’autres gens que nos potes, c’était notre seule ambition. C’était sans prétention aucune. On voulait rallier les gens à notre cause, pas forcément avoir un disque d’or ou passer sur Skyrock. Maintenant qu’on commence à être écoutés, on aspire à passer des steps. On reçoit des messages du Canada, du Maroc, du Mexique… On se dit que ça en vaut la peine alors que ce n’était pas le cas avant.

« On voulait rallier les gens à notre cause, pas forcément avoir un disque d’or »

J’ai l’impression que vous faites de la musique pour vous, sans stratégies pour capter l’attention du public, et qu’aujourd’hui c’est lui qui se voit obligé de venir vous chercher.

C’est carrément vrai. À la base, on fait le son qui n’existe pas et qu’on aimerait écouter. On se fait kiffer. Il y a des codes faciles, par exemple, si tu répètes : « Mi amor » avec un beat reggaeton, tu sais d’avance que les gens vont apprécier et que ça va tourner en voiture. On a envie d’essayer de le faire à notre sauce, plutôt que d’aller vers la facilité et de ressembler à tout le monde. On aurait pu signer en major, mais ce n’est pas encore le moment. On préfère jouir encore un peu de notre liberté. Aller là on on veut aller, éviter les contraintes. Et puis, chacun sa communication : sans être arrogants, on connaît notre musique et on sait qu’elle ne va pas vieillir au bout de trois écoutes. Mais avec Machakil, on va être plus structurés.

Vous ressentez quoi quand vous entendez que vous êtes sous-cotés ?

Je ne sais pas quoi penser. En vérité, on n’a jamais vraiment envoyé la sauce, tu vois ce que je veux dire ? On a toujours fait les choses de manière très impulsive. « Viens on fait un clip à l’iPhone, viens on filme ici, viens on envoie un clip reggaeton, un autre avec un dromadaire… » On a l’impression qu’on était un peu à l’échauffement et qu’on a enfin notre minute à jouer sur le terrain. Mais comme on ne s’était pas donné les moyens de péter le score, on est un peu à notre place. C’est logique.

Est-ce que Machakil a permis un nouveau dialogue avec votre public et avec les médias ?

Franchement, ça commence. Avant, les gens nous prenaient un peu pour des fous. Ils déchiffrent de plus en plus les subtilités de notre travail. On a toujours été dans un entre-deux. On fait partie d’une scène « hype » alors qu’on n’a pas du tout le même train de vie que certains rappeurs de cette scène-là. Beaucoup sont des fils d’artistes ou font des allers-retours à Londres… Nous, c’est la vie de la rue. Il y avait un mélange à capter, et les gens commencent à le comprendre.

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Comment vous percevez cette contradiction, le fait d’être à cheval entre la « hype » et la rue ?

T’as vu, on n’est pas le genre de gens que tu vois en Supreme en train de poser. On n’a jamais été là-dedans, mais c’est flatteur, car la scène « hype » a bon goût. Ça veut dire qu’on ne propose pas quelque chose de grossier. Les médias nous comprennent petit à petit et ça devient intéressant. Ils jouent le jeu, le spectre s’élargit, des profils différents nous écoutent. Nous, on a de l’amour pour tous ceux qui écoutent notre musique, peu importe d’où ils viennent.

Dans « Habeeba », tu dis : « Mes frères ne verront jamais Paris. » À quoi est-ce que tu fais référence ?

J’évoque les gens de chez moi, au Maroc. Mais ça pourrait tout aussi bien être l’Algérie, la Tunisie, le Mali… C’est une allusion à mes frères qui ne viendront jamais en France ou en Europe et qui s’en foutent en vrai. Ils sont bien là-bas. Ils fantasment parfois sur la France, mais quand ils viennent ici, ils se rendent compte que ce n’est pas l’eldorado, qu’il faut charbonner au black, qu’il pleut, qu’il fait froid, qu’ils n’ont pas de papiers. C’est une dédicace à ceux qui font ce qu’ils ont à faire en Afrique.

« On a été tiraillés entre plusieurs cultures »

Il y a une image frappante de cette dichotomie dans le clip « PPP », réalisé par Arnaud Deroudilhe, ce dromadaire devant les barres d’immeubles…

C’est comme ça, on a été tiraillés entre plusieurs cultures. MoMo est égyptien et algérien, moi je suis marocain et j’ai grandi en France dans le 93 à Montreuil, où il y a beaucoup de Maliens et de gitans. On est imprégnés de cette richesse, donc on recrache ça sans s’en rendre compte.

Finalement, votre impulsivité est peut-être ce que vous avez de plus précieux.

Je pense qu’il faut qu’on la garde, mais sans doute qu’on la tempère aussi. Parfois, c’est un peu trop. Mais ça fait partie de notre ADN. On ne peut pas changer du jour au lendemain. Même nous, on ne se plairait pas si on rentrait dans des normes. Si on se plaît plus à nous-mêmes, ça ne sert à rien.

TripleGo fêtera la sortie de Machakil ce vendredi 22 mars, à Petit Bain

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