Et c’est bandant d’être indépendants

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« Il n’y a pas de gens du rap dans les majors ! » L’affirmation est aussi vieille que le genre musical que l’on chérit. Ce lieu commun – plus forcément vrai, d’ailleurs – révèle un problème qui n’est de toutes façons plus aussi important qu’avant. Pourquoi ? Parce que le rap respire de plus en plus par lui-même, s’affranchissant de l’oxygène fourni par les maisons de disque. Une prise de liberté qui se doit de continuer, pour lui permettre de définitivement s’imposer sur tous les terrains.

Illustrations : @bobbydollaros

Les majors et le rap français. La plus grande des histoires construites sur un « Je t’aime, moi non plus ». Deux personnages qui ont besoin l’un de l’autre, néanmoins beaucoup trop méfiants pour s’entendre sainement. Et ça tombe bien. Puisque grâce à ces frictions, les rappeurs se sont ouverts une voie alternative. Enfin, grâce à elles et à un petit facteur que l’on nomme Internet. Cette voie, c’est l’autoproduction.

Dessinons une métaphore, pour commencer. Il faut s’imaginer la recherche de succès musical comme une course urbaine façon Need for Speed. Comment prépare-t-on sa voiture ? D’abord le moteur est mis en place. Un pilote-ingénieur le conçoit, l’installe, aidé par ses mécanos. Au sein d’un atelier de fabrication artisanal ou au beau milieu d’un complexe industriel. Une fois prêt, le moteur est recouvert de pièces. Voilà la voiture prête, un produit fini qui nécessite désormais le remplissage de formalités pour être autorisée à se lancer dans la course. Pour cet étape, elle passe par un garage, de proximité ou au sein du même complexe industriel. Puis il n’y a plus qu’à passer à la pompe à essence, nous voilà prêts. Le pilote peut prendre place sur la ligne de départ.

L’atelier de fabrication, c’est le producteur, l’ingénieur-pilote l’artiste, les mécanos sont les ingés-son, le garage joue le rôle d’éditeur (ou « licencié ») et le pompiste porte le nom de distributeur. Le complexe industriel étant une major. Voici très grossièrement résumé le rôle des acteurs de l’industrie musicale. Être plus précis demanderait un article entier.

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Il y a deux nerfs de la guerre dans l’industrie musicale: la production et l’édition. Économiquement et juridiquement. Économiquement puisque c’est là que sont investies et récupérées le plus de sommes. Juridiquement parce que l’oeuvre et son interprétation sont des objets de droit en soi, auxquels on ne peut toucher sans l’autorisation de leur propriétaire. Comme un moteur ou un modèle de voiture en somme, qu’un concurrent n’a pas le droit de copier et qu’un consommateur n’a pas le droit de voler.

Internet : la potion magique de l’indépendance

Or, les majors étant des multinationales, elles produisent, éditent et distribuent avec des entreprises qu’elles contrôlent. Liant toutes ces boîtes entre elles, elles fonctionnement forcément à plus bas coût que les autres, et font rentrer plus facilement de l’argent dans les caisses. Et surtout, elles ont un pouvoir-clé : les relations privilégiées avec les grands médias (notamment les radios) qui ont tout pouvoir sur la visibilité de la musique. Et donc sur la santé économique de ceux qui investissent dans la création d’albums.

Enfin, avaient* tout pouvoir. Jusqu’à l’arrivée de cet outil magique qu’est Internet, qui a d’un coup brusquement élargi la voie de ceux vivant en-dehors de la matrice des maisons de disque. Elles qui empruntent toujours le couloir de taxi, mais qui ne sont pas à l’abri d’une bagnole bidouillée par un excellent mécano capable de les distancer dans la ligne droite. Des bolides artisanaux qui ont débarqué dans le rap français durant les années 2010.

Principalement deux : D’or et de Platine et QLF Records. Ces voitures, elles sont conduites par des pilotes extrêmement vifs dans la course aux ventes. Ces mecs-là n’avaient pas d’usine pour construire leur bolide. Alors, ils ont assemblé eux-mêmes les pièces dans leur atelier-garage, en montant leur SARL ou leur SAS de production (après avoir commencé dans l’atelier d’à côté, Liga One Industry, pour Jul). Résultat : plutôt que de laisser une maison de disque encaisser le gain créé par leur vitesse sur le boulevard des ventes, ils récupèrent tout ce qui est récupérable. En totale indépendance.

Les artistes montant leur label et fonctionnant avec des contrats de licence sont désormais pléthore. Les majors leurs servent de banques au lieu de siphonner les revenus qu’ils génèrent.

En fin d’année 2015, Mouv’ avait publié un excellent article sur le sujet. Écrit par Genono, il expliquait le phénomène et donnait la parole à Julien Kertudo, le boss de Musicast. Montée au début des années 2000, cette boîte de distribution est devenue le repère des indépendants, tous ces possesseurs d’entreprises artisanales. Enfin, ceux qui possédaient à la fois l’atelier de fabrication et le garage. Des producteurs/éditeurs indépendants qui passent par cette pompe à essence pour pouvoir faire avancer leur bolide. Un petit pompiste qui a vu arriver au fur et à mesure des années 2000 de plus en plus de pilotes rappeurs, pour trois raisons. La frilosité des majors [de 171 contrats d’artistes signés en 2002 à 99 en 2017, ndlr], alors que naissait un gigantesque marché de la voiture volée gratuite pour tous. Le développement du net, facilitant les échanges, les liens avec le public et la structuration de son propre business. Puis l’accessibilité plus grande des home studios, notamment dans les genres musicaux dont la composition nécessite plus de matos électronique que d’instruments. Résultat ? Bien des classiques du rap français sortaient en distribution chez Musicast, et la société devenait le leader du marché de la distribution indépendante en France. Rien que ça.

Mais, si le modèle a permis de vraies réussites économiques, ces auto-produits et auto-édités étaient très rares à se placer en haut des charts. Dès lors, le modèle le plus viable consistait à simplement s’auto-produire, via un contrat de licence. C’est à dire : la major donne une somme au pilote pour qu’il fabrique le moteur, avant qu’elle ne s’occupe de l’assemblage de la voiture. Lui arrogant le droit de profiter de ses outils de communication (le couloir de bus et taxi). Économiquement, c’était le modèle le plus viable dans le rap. Puisque si au final la major récupère la part de l’éditeur (une vingtaine de %, généralement) et son avance, l’artiste ne se contente pas de la récompense du pilote (8 à 12%, selon le potentiel commercial de l’artiste, son ancienneté dans le label, etc). Ayant profité de l’avance, il a pu investir sur une voiture de meilleure qualité pour récupérer la part du producteur (20 à 30% du revenu des ventes minorés de l’avance).

Ce fut par exemple le cas de Booba lorsqu’il monta Tallac Records avant Panthéon, négociant le 3e plus gros deal chez Barclay à l’époque. Ou de Youssoupha, qui se lança avec Bomayé Musik en 2006 (avant de passer en totale indépendance avant la sortie de Noir D****). 1995 a aussi réussi à négocier une licence d’entrée, sans oublier des équipes comme Six O Nine. Jusqu’à en arriver au succès en totale indépendance de Jul, PNL, Lartiste ou Djadja et Dinaz.

Or, nous qui aimons nous plaindre de l’hypocrisie des majors avec le rap, vivons en cela une époque formidable. Puisque les artistes montant leur label et fonctionnant avec des contrats de licence sont désormais pléthores. Les majors leurs servent de banques (ou de rien) au lieu de siphonner les revenus qu’ils génèrent. Un accaparement qui se justifie souvent, par l’aide qu’elles leur offrent et surtout par les investissements financiers qu’elles consentent. Mais un accaparement malgré tout.

L’affranchissement du rap

Dès lors, c’est un grand pas qui semble se franchir. Les revenus du rap reviennent en plus grande partie aux rappeurs et à leurs équipes, aux gens du rap en somme, qui le prennent là où ils auraient par le passé rempli les poches d’actionnaires. D’autant que cela arrive à une époque où le rap génère énormément d’argent grâce à l’explosion de la consommation en streaming. Pourquoi est-ce important ? « For the culture », diraient les Migos, déjà. Parce que des gens de l’intérieur touchent l’argent généré par des gens de l’intérieur. Puisque derrière cela leur laisse les mains libres pour construire leurs albums et mixtapes exactement comme ils en ont envie, aussi. Mais plus qu’une fin, il ne faut y voir qu’une étape.

Une partie de l’industrie du disque n’aime pas le rap. Elle partage des cafés avec lui, lui tape même dans le dos parfois, parce qu’il lui rapporte des deniers. Mais elle ne l’aime pas. Ou elle l’aime quand il ne fait pas rap. En fait, elle l’aime quand il se rapproche de ce qu’elle connaît. Le problème, c’est que c’est elle qui tient le porte-monnaie, et si le rap génère de l’argent, ce ne sont pas toujours des gens qui comprennent et respectent entièrement ce mouvement musical qui le récupèrent. La part de ceux qui le comprennent, les artistes en premier lieu, est moindre que ce qu’elle pourrait être. D’où l’intérêt de monter des structures de production. La fameuse première étape.

Le milieu du rap sera entièrement respecté le jour où de grosses structures indépendantes issues du rap existeront.

Puisque, pour enfin acquérir tout le respect qu’il mérite, et que l’argent du rap revienne à ceux qui ont un véritable amour pour ce genre musical, il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin. La logique est simple : dans une boite, un salarié reste inférieur au patron, qu’importe l’argent qu’il rapporte. Quand il commence à négocier des commissions, on commence à se dire qu’il n’est pas si bête. Quand il finit par monter sa propre boite et sérieusement concurrencer son ancien employeur dans un secteur d’activité, celui-ci commence à se demander ce qu’il se passe. Mais il ne le traite réellement d’égal à égal que le jour où il devient un concurrent et partenaire commercial (puisque qu’un producteur concurrent reste une personne avec qui on peut conclure des deals en licence ou distribution) aussi structuré que lui. Qui développe ses gammes de produits et peut se passer d’intermédiaires extérieurs. C’est simple : le milieu du rap sera entièrement respecté le jour où de grosses structures indépendantes issues du rap existeront.

Petit flashback. En 2000, un petit label réussit au nez et à la barbe des majors à s’offrir un disque d’or (alors 100 000 ventes de disques) sans passage radio et sans leur aide. Distribué par le balbutiant Musicast, Mauvais œil est à mettre aux côtés de Dans la légende parmi les grands coups du rap indépendant. L’unique album de Lunatic est le fruit du travail d’une équipe : 45 Scientific. Nous sommes encore dans cette période où le rap français est la nouvelle poule aux œufs d’or, et où s’ouvrent pléthore de boites de production indépendantes. Mais là où la plupart finiront par couler (deux tiers, à en croire Une histoire du rap en France de Karim Hammou), l’équipe de Geraldo et JP Seck réussit le casse du (changement de) siècle. Ironie de l’histoire ? C’est suite aux refus successifs des majors de produire et éditer l’album que fut montée cette société, immatriculée à peine deux semaines avant que la pochette bleu électrique du LP n’atterrisse dans les bacs. Un label qui a pu se servir de ces gains pour produire par la suite LIM, Hifi, la Malekal Morte ou Lalcko. Sans s’être imposé dans le temps, mais en ayant montré la voie à suivre.

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Que les rappeurs s’auto-produisent ou que se soit leurs proches qui s’en occupent, qu’importe. Pour que le rap se pérennise, il faut que l’argent qu’il a permis de récupérer soit réinvesti par les structures dans la production d’autres artistes. Afin à la fois de développer de nouveaux rappeurs et de créer des entreprises issues du milieu qui grossissent, se structurent, et puissent dès lors s’affranchir plus facilement des majors à toutes les étapes de la vie d’une mixtape, d’un album, d’un EP ou d’un single. En somme, créer de véritables structures indépendantes capables de n’avoir presque plus rien à envier aux majors. Puisque les gros labels rap en France aujourd’hui, restent des cellules de majors. Comme Def Jam France ou Rec. 118, qui aident le rap et sont en grande partie composées de gens du rap, mais restent entièrement contrôlées par des maisons de disque (respectivement Universal et Warner).

Le rap doit posséder ses superstructures

Ces grosses structures indés existent, dans d’autres genres musicaux ou dans une optique généraliste. Because Music, Naïve, Tôt ou tard, entre autres. La plupart comportant – à la manière d’une major – diverses branches, une pour la production, une pour l’édition, une pour la scène voire une pour la distribution.

Ce jour viendra pour le rap. Il existe d’ailleurs déjà des structures indé grossissant à vue d’œil fondées grâce au succès de rappeurs, de Bomayé Musik à 92i, Din Records ou Panenka Music. Certaines signent des label deal [licences avec une major qui édite tous les albums produits par la société, ndlr], d’autres éditent elles-même. L’important est que ces sociétés soient de plus en plus nombreuses, elles qui ont pu se développer initialement grâce à l’argent généré par le rap, et qu’elles aient l’ambition à terme de réellement s’accaparer le maximum de pouvoir (ce qui sous-entend des prises de risque financières, d’où le temps que cela peut prendre). Sachant que le simple fait que des sociétés de production issues du rap se fortifient, même sans élargir ses activités, est une excellente perspective.

Outre-Altantique, Quality Control a un deal simple avec Capitol : « Vous nous distribuez, nous sommes votre branche urbaine mais nous gardons le total contrôle sur notre société, nos masters et nos éditions. »

Ces grosses structures indépendantes du rap, elles se développeront aussi grâce à l’accumulation de connaissances. Plus le temps passe, plus de gens ont côtoyé l’industrie du rap et appris à en comprendre les mécanismes économiques et juridiques. Les quatre labels plus haut cités sont composés de personnes malines qui ont acquis ce savoir (Youssoupha et Philo chez Bomayé, Booba chez 92i, Lartiste chez Purple Money, Fonky Flav chez Panenka). Pas mal de gros succès électro français sont aussi de bons exemples à suivre, bien que ces musiques diffèrent dans le processus de création.

Enfin, un regard vers l’autre côté de l’Atlantique nous offre de grands modèles de réussite. Les grands labels sudistes des années 90, de Rap-A-Lot (coucou J-Prince) à Cash Money ou No Limit Records. Le légendaire label Roc-A-Fella par exemple, et sa myriade de sous-labels. Mais aussi Death Row ou, pour prendre un exemple très actuel, Quality Control. Fondé en 2012 par Kevin « Coach K » Lee (l’un des hommes de l’ombre majeurs de la trap depuis ses débuts) et Pierre « Pee » Thomas, ce label produit l’un des groupes les plus rentables au monde : Migos. Et ce, depuis une époque où « Versace » n’existait pas encore, quand Zaytoven fit découvrir ces trois gamins à Coach K. Eux qui s’occupent également de Lil Yachty (et s’occupaient de Rich The Kid ou Skippa da Flippa) ont un deal simple avec Capitol. « Vous nous distribuez, nous sommbes votre branche urbaine mais nous gardons le total contrôle sur notre société, nos masters et nos éditions. » Tout simplement. Un empire naissant qui s’est emparé des charts à l’heure du streaming. En bref, il y a des exemples outre-Atlantique et il n’y a pas de raison que les gens du rap ne puissent pas réussir ce type de smart moves en France.

Notre musique génère de l’argent, et il est sublime de voir l’histoire du rap indépendant avoir connu de nouveaux grands moments grâce à Jul et PNL. Un récit dont des pages encore plus brillantes peuvent s’écrire. Dans des lendemains qui ont le potentiel pour être radieux, où les poules aux oeufs d’or auront endossé leurs habits d’orfèvres. Aux gens du rap de le faire, pour que cesse le malentendu et que notre musique montre définitivement à l’industrie entière qu’elle n’est le petit de personne.

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