Rich Brian ouvre les portes à un nouveau rap indonésien

Dans un article précédent, on s’était rendu compte des liens proches tissés entre le rap asiatique et US. Moins d’un an plus tard, il est temps de dresser un bilan, et force est de constater que cette histoire d’amour par delà le Pacifique est faite pour durer et que les échanges sont réciproques. Si vous n’en étiez pas encore convaincu, il suffit de retracer le parcours de Brian Imanuel, aka Rich Brian et anciennement aka Rich Chigga : de l’indonésie aux Etats Unis, des compétitions de Rubik’s Cube aux feats avec Ghostface Killah, jusqu’à l’imminente sortie de son premier album, attendu comme jamais par les adeptes de la secte 88Rising.

 

Rubik’s cubes et réseaux

C’est dans la 2e plus grande métropole du monde que naît Brian Imanuel en 1999, au milieu d’une fratrie de 5 enfants. Même si son père est avocat, la famille Imanuel vit dans un quartier populaire dans l’ouest de Jakarta. Très vite, ses parents décident de lui faire prendre ses cours à domicile.

Quand mes parents m’ont annoncé ça, j’étais dégouté. Mes amis allaient me manquer. Avec du recul, je réalise que sans ça, ma vie n’aurait pas été aussi intéressante, pour commencer je n’aurai jamais appris à parler anglais. Je ne pense pas avoir raté quelque chose, même dans ma vie sociale. Tu n’as pas idée du nombre d’amis que je me suis fait sur internet”. Raconte-t’il.

Crédits: Rich Chigga / Sikh

Ce qui pourrait devenir un quotidien super triste pour un enfant normal, Brian en tire un avantage, en passant des heures à trainer sur internet. Il y apprend l’anglais via des tutoriels de résolution de Rubik’s Cube, et développe une passion pour la création de memes, qu’il uploade sur ses comptes Vine et Twitter tous les jours. Dans ces posts il joue le troll, un humour noir qui n’est pas vraiment celui des moeurs de la culture indonésienne.
Je ne sais pas ce qui s’est passé. On avait l’habitude d’avoir un bon sens de l’humour dans les années 90-2000, et puis ça s’est terminé et c’est devenu pourri […] j’en ai juste marre que les gens ne comprennent pas mes blagues

Lentement et hors des frontières natales, les memes de Brian deviennent de plus en plus viraux et accumulent les followers et les milliers de loops, contribuant à cet humour web baptisé “Weird Twitter”. Une mini célébrité grandissante qui lui permet de s’ouvrir et de se connecter au monde extérieur, et particulièrement au rap qu’il découvre à ses 13 ans.

Rap post MTV

« Quand j’étais petit, je regardais beaucoup les clips de rap sur MTV, je n’étais pas à fond dedans, c’était plus comme un bruit de fond. On écoutait ça avec les enceintes de la télé, il n’y avait même pas de basses. » se souvient-il.

Grâce à son aura sur les réseaux, Brian devient amis avec des américains qui lui font plonger tête première dans le rap, par la porte des artistes populaires du moment: Macklemore et Ryan Lewis avec The Heist ou de Childish Gambino avec la mixtape Royalty. Des albums qui lui donnent progressivement envie de s’y mettre aussi. Un déclic poussé par sa soeur, première de la famille à s’être mise à la musique, et diffusant ses reprises sur Youtube.

C’était en 2014. Je venais de faire un morceau rap pour le fun, parce que j’avais un pote sur Twitter qui faisait de la musique, il écrivait des textes vraiment stupides et les postait pour s’amuser. […] J’ai voulu faire la même chose et c’est comme ça que je me suis mis à écrire. J’étais là “oh merde, ça rime!”. Je l’ai mis en ligne, il se trouve que les gens ont aimé, du coup j’ai continué. Ce que j’aime dans le rap ce sont ceux qui mettent en avant le texte, qui racontent des histoires et qui parfois utilisent la comédie.

La recette est trouvée, et pour enfoncer le clou dans la provocation, il décide de s’appeler Rich Chigga, contraction de “Nigga” et “Chinese”. Une transition qui se fait naturellement avec sa fanbase déjà accrochée aux blagues absurdes et peu regardante sur la portée offensante de ce nom.

Crédits: Julian Berman

Dat $tick et reaction videos

De l’autre côté du Pacifique, Sean Miyashiro vient de lancer la branche Thump de Vice, centrée sur la musique de club. Une chaine qui décolle immédiatement mais dont il démissionne pour travailler une idée plus large: celle de promouvoir un rap asiatique via un média du nom de 88Rising. Avant de connaitre le développement d’aujourd’hui avec des bureaux aux Etats Unis et en Chine, Sean travaille dans sa voiture, stationnée sur le toit d’un parking de Los Angeles. Il est en étroite collaboration avec Dumbfounded, un des premiers rappeurs coréen-américain à avoir une résonnance nationale. Un jour, Dumbfounded lui montre les memes de Brian.
« J’ai trouvé que son Twitter était génial, on aurait dit qu’il venait du futur. Les memes qu’il créait étaient fous. Par contre je ne savais pas du tout qu’il rappait. Je m’en suis rendu compte quand il a sorti «Dat Stick» genre 2 semaines plus tard.» se souvient Sean.

Dans ce clip, Brian détourne les codes visuels du rap en y ajoutant une dose de comédie à base de polo rose et de sac banane. Une image dont il assure le contrôle, réalisant une autre de ses passions: travailler dans le cinéma. Ce premier clip tape directement dans l’oeil des nerds d’internet qui se reconnaissent dans l’esthétique. Coup de foudre immédiat, le clip devient viral et se répand comme une trainée de poudre, tandis que Brian voit la blague devenir mondiale.

« Je pensais que ça allait être mon plus gros hit, genre je pensais que ça allait faire 100 000 vues maximum. C’est le morceau qui m’a demandé le plus d’effort, avant je m’enregistrais sur mon iPhone, je coupais et collait mes paroles sur une application de montage. Un jour mon pote producteur EDM m’a proposé de faire un morceau trap, ça m’a pris deux semaines pour écrire tout le morceau […] Les paroles sont vraiment sérieuses et assez dark. Au début je voulais porter des fringues de designer pour le clip, et finalement j’ai voulu jouer un peu avec les gens et donner un truc différent

Si “Dat $tick” explose auprès de quelques blogs, il se retrouve amplifié grâce à 88Rising fraîchement lancé, qui produit une vidéo où l’on voit Goldlink, Ghostface Killah, Desiigner et Flatbush Zombie le regarder et le commenter. À la fin, Ghostface propose à Sean de faire un remix, ce qui scelle la légitimité internationale du rappeur de 17 ans, qui n’a toujours pas bougé d’Indonésie.

De Rich Chigga à Rich Brian

Seulement voilà, être validé par les rappeurs qui rigolent quand ils comprennent son nom, ce n’est pas être validé par tous. Sur Twitter, des voix s’élèvent à mesure que la popularité de Brian grandit, s’attaquant à l’utilisation du mot “chigga”, qui même venant d’une blague, est insultant envers la communauté noire. Un retour de bâton dont Brian prend conscience dès la sortie de “Dat $tick”, réfléchissant à la meilleure manière de changer de nom, comme il s’en explique en 2016:
Je ne savais pas ce que je faisais, et définitivement, je ne savais pas que j’allais exploser à ce point. Maintenant je suis coincé avec ça. Je le changerai dans le futur, peut être. J’espère pouvoir le faire. Pour l’instant, je ne vais pas laisser ce terme me définir. Ça me donne même envie de travailler plus pour que ceux qui découvrent ma musique se disent “merde, en fait, c’est vraiment bon. Je ne vais pas laisser ma musique se définir à partir d’un nom stupide et ignorant.

Il aura fallu deux ans pour que le changement de nom s’opère, le temps que son public se concentre sur sa musique et non son nom. Durant ce temps, Brian multiplie les apparitions sur la scène internationale, et se retrouve sollicité par des producteurs comme Diplo. Il se souvient du morceau “Bankroll, en featuring avec Young Thug et Rich the Kid :
En gros, l’histoire est que Justin Bieber devait être sur ce morceau et que ça ne s’est pas fait. Diplo a dû trouver quelqu’un qui “avait presque le même niveau que Justin” selon ses propres mots ! Je l’ai rencontré à Los Angeles et le morceau s’est fait comme ça.

À partir de ce moment, Brian fait des allers-retours entre les États Unis et l’Indonésie avec son visa de travail en poche, il continue d’étendre son nom via les réseaux sociaux et les vidéos absurdes, comme le jour où il paye 1000 dollars pour ramener un groupe de mariachis à Post Malone, reprenant “Congratulations”.

Janvier 2018, Brian annonce son changement de nom pour Brian, puis Rich Brian en même temps qu’il sort “See me”, le premier single d’un album que tout le monde attend et dont il produit la majorité lui-même. Une activité qu’il préfère même à l’écriture. Dans ses dernières interviews, Brian parle de quelques featurings (sans donner les noms) et des morceaux à contre-pieds, frôlant parfois le disco. Pendant ce temps, ces fans accueillent son changement de nom comme une bonne nouvelle.

Pourtant, certains reproches persistent encore, comme son utilisation de l’anglais plutôt que de sa langue natale. Une remarque balayée de la main par Brian au micro de Nardwuar.
«Je pense juste que je suis mauvais quand j’écris en indonésien en fait, et je peux moins m’exprimer. Il y a des équivalents qui n’existent pas dans cette langue, par exemple je ne peux pas dire à mes parents ou à ma famille que je les aime, parce que l’amour en indonésien est un concept uniquement romantique.»

Rich Chigga – Chaos

Jakarta sur la carte du rap international

Quand on lui demande ce qu’il pense de l’état du rap dans son pays natal aujourd’hui, Brian évoque le début d’un renouveau :
C’est encore un genre très underground. Je ne peux pas vraiment en parler. Mais les choses commencent à bouger, j’ai récemment rencontré un groupe de kids dans le sud qui aiment les même trucs que moi, ce qui est surprenant. Mais on peut compter ces gens sur les doigts de la main.

C’est à dire que «Dat $tick» a marqué les esprits d’artistes indonésiens de son âge, nourris par les albums de Kanye et Kendrick. Une nouvelle génération qui adopte les codes et l’esthétique glitchy d’un rap aux couleurs lean.

Ou qui s’inspire de Miyazaki et du studio Ghibli:

Dans cette nouvelle vague, Ramengvrl et son collectif Underground Bizniz Club basé à Jakarta se placent en bonne position pour devenir le prochain espoir du rap exporté. Pour preuve, elle a sorti en décembre « Go! », un morceau en collaboration avec Jarreau Vandal, producteur du label californien Soulection.

Dans une interview, elle appuie les propos de Brian:
«Il y a Rich Brian, celui qui est vraiment en train d’exploser, mais pour parler franchement, il est assez détaché de la scène locale. Puis il y a ceux comme Young Lex, qui sont très mainstream, et très commerciaux. Ensuite il y a les vétérans comme Iwa K, Saykoji et ceux de l’ancienne génération. Je pense que je fais partie d’une autre catégorie parce que je veux être mainstream et avoir une audience mondiale.»
Au final, peu importe si l’album de Rich Brian marche ou pas chez nous. À seulement 19 ans, il représente déjà le point zéro d’une renaissance du rap indonésien qui s’annonce excitante pour les années à venir. Amen.

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