De Kalenji à Lacoste : au Brésil, la rue influence la rue avec le « sportlife »

Une photo, deux types qui posent sous signe Jul. Paire d’Asics aux pieds, jogging Nike, maillot d’Arsenal et veste Kalenji. Un starter-pack qu’on connait tous et qui ne surprend plus. C’est en regardant la localisation de plus près qu’on est davantage surpris : on est à Comunidade do Real Parque, quartier de São Paulo, au Brésil. Et ce style-là, au pays des artistes du ballon rond, est en train d’émerger comme une véritable sous-culture : le sportlife.

Un, deux, puis des centaines de commentaires et de messages en portugais. Au début, d’un revers du doigt, le community manager du compte Instagram de Kalenji ne s’en souciait pas réellement. Puis, face au nombre grandissant de demandes, il finit par les ouvrir, par les traduire, par se renseigner. « Le compte Instagram de Kalenji a été créé il y a un an et demi, et la part du Brésil en un an n’a fait qu’augmenter. Aujourd’hui, elle compte pourquasiment 20% de notre audience. On a été sollicité par beaucoup de messages en portugais. Du coup on a commencé à chercher des articles, des comptes, on en a trouvé carrément avec le nom de Kalenji devant le mot ‘sportlife’, » nous explique Paul Gonnet, social media manager chez Kalenji justement, branche de Décathlon dédiée à la course à pied.

En cliquant sur un hashtag #kalenjisportlife, c’est tout un monde de l’autre côté de l’Atlantique qui s’ouvre à eux. Des centaines de comptes, des milliers de photos de jeunes brésiliens portant fièrement le logo Kalenji et revendiquant leur appartenance à un mouvement auquel, jusque-là, la marque n’avait pas conscience d’appartenir. Celui d’une jeunesse défavorisée des favelas brésiliennes qui ne demande qu’à créer. Le sportlife, c’est leur style mais c’est surtout leur vie : les sneakers et les vêtements de running sont les uniformes de ces jeunes créatifs qui vivent leur vie comme une course. « J’ai l’habitude de dire qu’on est des athlètes du quotidien. » Lui, c’est Vinicios Souza, jeune rappeur originaire de Sao Paulo dont l’identité gravite autour du phénomène comme en témoignent le son qu’il a consacré au mouvement ou encore la réplique du crocodile Lacoste tatoué au milieu de son torse.

Sportlife, c’est fondamentalement le style du jeune de banlieue française, mais au Brésil. Les marques de prédilections sont les même : Lacoste, Kalenji, Nike, Umbro, Oakley, Asics ou encore The North Face. Depuis plusieurs décennies, les quartiers de France ont adopté un style caractéristique reconnaissable entre mille. Ces codes vestimentaires s’exportent aujourd’hui hors de nos frontières grâce aux réseaux sociaux et portés par les artistes et athlètes issues de ces dits-quartiers.

On est des athlètes du quotidien

Vinicios Souza

« Ça s’est imposé de manière assez naturelle, on a été beaucoup influencés par les artistes européens et quand c’est devenu vraiment une mode alors on a mis un mot dessus : sportlife. Ça a commencé en 2018, aujourd’hui dans tous les quartiers au Brésil, les jeunes sont sportlife. Ce n’est pas qu’un style, c’est un mode de vie, ça englobe ce que les gens écoutent, où ils trainent, » nous explique Danton Vasconcelos, jeune artiste brésilien et aficionado du sportlife. Son compte Instagram ressemble à celui de beaucoup d’hommes de banlieue francilienne ou de Marseille, à une exception près : il pose. Les allures sont identiques : TN, casquette Gucci, sacoche… Mais tout semble sublimé, réfléchi. Dan, en effet, prend son style au sérieux. C’est pour ça qu’il a été choisi par Samir Bertoli et Amanda Adász, deux réalisateurs, pour représenter le sportlife dans un projet vidéo dédié à ces « athlètes du quotidien ». Aux côtés de Vinicios Souza et Raphaela Nathany, plus qu’un style, il incarne une communauté.

« On est tombé sur des photos plus artistiques, en argentique, ça nous a beaucoup étonné mais plu aussi. Samir Bertoli nous a contacté sur Instagram pour nous parler d’un projet qu’il avait, de ce mouvement au Brésil qu’on ne connaissait pas, détaille Paul Gonnet. Et du coup il nous a proposé de raconter ce mouvement-là à travers une mini vidéo et des portraits de trois personnes. Sportlife, chez nous c’est le sportswear du quotidien, le fait de sortir de chez soi en jogging, en veste technique ou en maillot de foot, quelque chose que nous on vit assez normalement mais qu’ils se sont eux réappropriés dans leur environnement. »

Le mouvement est né dans les favelas de São Paulo il y a quelques années sans qu’on ne sache exactement comment. « Avant que ce terme ne devienne populaire au Brésil, on s’habillait déjà avec des vêtements de sport, mais pas comme ça, assure Raphaela. En copiant les footballeurs, on avait un ‘style favela’ pendant des années mais quand les références européennes ont été introduites, ça a tout changé. C’est vraiment Lacoste qui a percé dans les favelas en premier. Dans n’importe quel quartier où vous allez, il y aura toujours un jeune avec du Lacoste, même si c’est du faux. » Lacoste était l’une des premières marques européennes à vraiment se faire une place dans les outfits de ceux qui se surnomment aujourd’hui fièrement les « lacosteiros ». Ces soldats de la marque au logo crocodile ne jurent que par elle, revendent chaque article à prix d’or sur des groupes Facebook dédiés qui pullulent sur la plateforme et ont même leur hymne, « Tropa da Lacoste » (La troupe de Lacoste), par le rappeur Kyan.

Mais dans un pays où le salaire moyen avoisine les 300 dollars par mois, s’offrir un ensemble de la maison française reste un luxe, rappelle le rappeur Vinicios : « C’est très important de discuter de l’accessibilité de ces vêtements qu’on porte. De nombreuses marques ne s’en soucient pas, et elles ne veulent même pas être associées à notre public. Kalenji, par exemple, ça offre à ceux qui veulent reproduire ce style, la possibilité de pouvoir le faire à des prix abordables. L’expansion de la marque permettrait de nourrir cette communauté et à plus de monde de rejoindre le mouvement. »

On savait déjà que dans l’hexagone la marque de running était adorée du rap, et Stavo n’a pas manqué de nous le rappeler cette année avec sa série de titres rendant hommage à Décathlon dans laquelle Kalenji à son morceau éponyme. Pourtant, quand ils ont vu MC PH, un rappeur qui cumule tout de même 73 millions de vues pour son clip « Noite Especial« , s’immiscer dans leurs messages privés, ils étaient un peu surpris « Ca nous ait tombé dessus, on était assez étonnés, après on reste une marque de sport donc notre priorité c’est rendre accessible ces produits à tous, pas seulement aux rappeurs ou à ces auditeurs, mais le fait que ça nourrisse ce mouvement, c’est aussi bien. » se réjouit Paul Gonnet. Un point de vue qui n’est pas partagé par toutes les marques, notamment Lacoste qui était accusé cet été de ne pas vouloir s’associer au rap et à la funk après la sortie d’une publicité sur son compte Instagram Lacoste Brasil, polémique qui s’empira quand le rappeur Kyan révéla que la marque l’a ensuite approché avec des bons d’achats pour qu’il soutienne le crocodile sur les réseaux.

Aujourd’hui, la marque de l’enseigne créée en 1976 doit donc faire face à une forte demande outre-Atlantique notamment grâce à l’influence de ces artistes brésiliens. Une expansion qui n’est malheureusement pas uniquement dans les mains des dirigeants de Kalenji. Entre 10% et 35% : c’est le taux moyen des taxes d’importations sur les produits au Brésil, raison pour laquelle les marques européennes ne peuvent pas se permettre d’exporter l’entièreté de leur catalogue vers le marché brésilien. « On aimerait être plus présent au Brésil pour répondre à la demande du public, donc on travaille avec la branche locale de Decathlon. On aimerait créer un truc sur le long terme, un vrai lien avec le Brésil et sa population, on aimerait pouvoir faire des pop-up stores, et ramener nos produits qui ne sont pas aujourd’hui présents sur le territoire pour qu’ils aient la possibilité d’avoir accès à l’entièreté de la gamme, » commente Paul Gonnet.

Au Brésil ton flow s’achète au détail

Freeze Corleone

Le jeune artiste Danton explique avoir toujours suivi l’actualité culturelle française, même s’il n’a jamais mis les pieds dans le pays : « Je n’en ai pas encore eu l’occasion mais j’espère vraiment venir un jour ! Le sportlife est très similaire à ce qu’est le streetwear français, je suis évidemment très inspiré par ce qui est fait chez vous. Je trouve ça fascinant que dans les quartiers, au Brésil ou en France, on finit par porter les mêmes choses et écouter la même musique. A São Paulo, nous avons la communauté Real Parque, c’est comme La Castellane à Marseille ! Qu’on parle de vos quartiers ou des favelas ici, on parle de personnes qui vivent en marge de la société, n’importe où dans le monde, elles auront toujours ça en commun, alors on s’inspire tous des autres. »

Évidemment, l’influence du style « urbain », faute d’un meilleur terme, n’est plus quelque chose de nouveau. Déjà dans la mode depuis plusieurs années, les maisons de haute couture s’inspirent copieusement de cette culture : on ne parle plus que de streetwear. Mais comme toutes les tendances de la mode, le streetwear n’est pas quelque chose d’immobile, qui ne bouge ni ne change. En effet, depuis quelques temps, le débat de comptoir favori des « fashions », c’est justement sur l’emploi des mots. On se crêpe le chignon à savoir ce qui est streetwear ou ce qui ne l’est pas, et malgré l’importance de la discussion, nombreux sont ceux qui ont fini par laisser le sujet de côté et se sont résignés à nommer par le même terme les tenues de Jul et celles d’A$AP Rocky. Finalement, est-ce que ce ne serait pas le Brésil qui aurait trouvé la réponse à nos interrogations ?

 « Le mot ‘sportlife’ est né du besoin d’avoir un nom qui définirait notre identité. Le style de la rue, techniquement c’est du sportswear, mais les gens vont avoir tendance à dire streetwear, la différence est un peu floue, mais on sentait bien qu’on ne se reconnaissait dans aucun de ces mots. Alors on a commencé à dire sportlife, pour sportswear et lifestyle, parce que dans les favelas, c’est ce qu’on fait, on vit dans des vêtements de sport », explique Vinicios. Importée directement des quartiers français, ces codes vestimentaires sont donc pour la énième fois repris, mais pour une fois, c’est la rue qui reprend la rue.

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