Que cache l’Instagram bizarre de Balenciaga ?
Sur sa page Instagram, Balenciaga cumule des publications vaguement tordues, à rebours de l’esthétique léchée du luxe. Qu’est-ce qui a piqué la marque ?
Là, un cliché flou comme pris par accident. Ici, des doigts fourrés dans le nez. Plus loin, un chien de vieille dame chaussé de bottines vernies. Puis, une main gribouillée de smileys multicolores. Rien n’est cadré, précis, filtré. Depuis mai 2018, le compte Instagram de Balenciaga poste des bizarreries comme un pied-de-nez à la beauté bien normée du luxe. On imite le réel, l’improvisé, l’aléa. On célèbre le laid, le déviant, l’imparfait. La liberté esthétique quoi.
Demna Gvasalia s’en fout bien de la bienséance, des canons normatifs, de la hiérarchie des goûts. « La mode, c’est s’amuser avant tout », prônait-il auprès de Vogue en 2018. Ses défilés recrutent dans la rue et sur les réseaux sociaux, ses créations refusent de se prendre au sérieux. Avec son label Vetements, le directeur artistique avait consacré le t-shirt promotionnel, le survêtement en nylon, le peau de pêche Juicy Couture…l’héritage des années 90-2000, décennies signature du « mauvais goût ». Depuis sa nomination à la tête de Balenciaga, Gvasalia s’est osé à revisiter les Crocs dans une version à plateforme, le sac en plastique bleu Ikea ou les dad shoes, avec ses iconiques Triple S. Quelque part entre l’ironie et la dissidence, il réhabilite le vulgaire, les styles qu’on snobe, comme piliers de son business model.
Le compte Instagram de Balenciaga se pose comme le prolongement naturel de ses valeurs et son imaginaire. « Honnêtement, je trouve pitoyable qu’une marque se préoccupe du nombre de « likes » qu’elle reçoit et courtise désespérément les abonnés. » peste Demna Gvasalia auprès de SSENSE. « À mon avis, quand Instagram devient un simple catalogue commercial – qui dit « Achetez-moi ! » « Achetez-moi ! » – c’est plus nuisible que bénéfique pour la marque. […] Il faut utiliser ces nouveaux canaux de manière visuellement innovante et intelligente. » Sur la page de Balenciaga, aucun mot, tag, lien de redirection. Ni it-girls ou mannequins du moment. Pas plus de tableaux spectaculaires, immortalisés par des noms ronflants. On glorifie l’infra-ordinaire, la beauté de l’accident, la créativité DIY et populaire. Les modèles sont des anonymes qui nous ressemblent, souvent auto-capturés au smartphone. Parfois, les corps sont fragmentés (selfies main ou pieds, sac sur la tête…) ou entièrement éludés, en faveur d’animaux ou de natures mortes loufoques. L’intention n’est pas expressément commerciale, dissimulée dans une galerie qui pourrait appartenir à à peu près n’importe qui. Les images induisent un « effet de réel » au sens de Roland Barthes – elles masquent leur construction derrière l’apparente spontanéité d’un instantané.
Dans le même temps, l’effet de gag de leur propos décalé s’inscrit dans la culture mème, propre à ceux qu’on appelle Millennials. Les pièces griffées, elles, se trouvent naturalisées dans une mise en scène du quotidien. Elles se font détails, un simple élément de la photographie. Balenciaga s’échappe alors d’un discours promotionnel « totalitaire », centré sur une hyperfocalisation et starification du produit. La relation semble s’établir de personne à personne, plutôt que de marque à consommateur. Là où le luxe pratique traditionnellement l’écart vers le haut, la Maison, à l’inverse, s’approprie les codes de tout ce qui se trouve en-dessous. Elle se livre brute, authentique et « désacralisée », avec autodérision. Une manière de créer de la familiarité et de la proximité avec ses 11 millions d’abonnés, qui likent et commentent proportionnellement beaucoup plus ses posts que ceux de ses concurrents.
Il faut dire que le hors-norme a la côte. Sur les réseaux sociaux, là où tout est magnifié et photoshopé, de plus en plus d’utilisateurs revendiquent un droit à l’imperfection. Ça expose ses bourrelets, sa cellulite, ses poils, sa peau démaquillée. Ça hashtague #nofilter. La mode entend le besoin d’authenticité, le refus de rentrer tout bien dans les rangs. Surtout, elle ne peut plus nier la diversité, quand tous les physiques ont désormais accès à la représentation. Après avoir longtemps diffusé un modèle d’identification unique, elle fait aujourd’hui de la place pour des corps charnus, âgés, noirs, transgenres ou handicapés. Certaines agences, comme Ugly Models, l’Anti-Agency ou No Agency New York, se sont même spécialisées dans la déconstruction des standards.
Contrarier les idéaux esthétiques représente aussi une nouvelle façon d’exister et de se distinguer, parmi le flux d’images impeccables. La mode ne crée plus vraiment rien de nouveau. C’est de la disruption visuelle, de l’exaltation de l’étrange, qu’émerge l’originalité. Tiens qu’on l’avait trouvé frais et audacieux, le passage de Leon Dame lors du défilé Margiela Printemps-été 2020 – on n’en pouvait plus de s’amuser de l’absurdité de sa démarche, avec son dos voûté et ses guiboles tordues, glissées dans des bottes à talon. Une dissonance dans les bataillons bien rangés de la Fashion Week. Forte et virale, l’image avait été bien plus commentée que la collection en soi. Pour attirer l’oeil et séduire la nouvelle génération, on joue à défier les codes. Assez de l’élégance arrogante, stricte et soignée. Faut de l’attitude, de l’irrévérent, du bordel.
Sur son compte Instagram, Balenciaga loue une esthétique disgracieuse, par opposition à la celle qui domine. Jusqu’à ce qu’elle devienne un jour à son tour la norme. C’est le propre de la mode.