Tu seras #1 quand tu seras mort

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Personne n’est sûr d’aimer un artiste lorsqu’il est vivant, mais la mort met d’accord à peu près tout le monde — des fans aux curieux en passant par les haters. Le décès, c’est toujours un bon coup de boost médiatique. Après tout, dans le business de la musique, la mort n’est peut-être qu’une opération commerciale comme une autre ?

Illustration : @blackchildish

Le décès d’XXXTENTACION il y a quelques semaines n’a pas laissé que de la tristesse derrière lui. Les chiffres sont impressionnants : hausse de 1603% de ses ventes, record du nombre d’écoutes d’un titre en 24H, et premier single numéro #1 de sa carrière avec « SAD! ». Opportunité et timing parfaits pour sortir le clip officiel du titre, afin de rendre un dernier hommage, tout en étant en harmonie avec la tragique actualité. Quel destin : numéro 1 dix jours après sa mort. Il y avait bien longtemps qu’une star en pleine exploitation commerciale ne s’était pas soudainement retrouvée au cimetière. Le deuxième album solo de X, ? était sorti au printemps. Avant lui en 1997, « Mo Money Mo Problems » de Notorious BIG devenait numéro 1 l’été suivant son assassinat. Le second numéro 1 de la carrière du rappeur new yorkais, après « Hypnotize » ayant atteint la première place quelques semaines après la disparition de Biggie. Une actualité liée au deuil d’une personne célèbre est plus susceptible d’atteindre l’ensemble des consommateurs que n’importe quel autre type d’information. Tout le monde comprend la peine de la perte. Ainsi, en début d’année, le suicide d’Avicii n’avait pas seulement sensibilisé les personnes émues par le trépas ce jeune artiste. Il avait également contribué à un spectaculaire retour au sommet des charts : hausse des ventes de 6000% aux États-Unis, retour au top des classements club/dance. Y’a pas à dire, la mort ça paie.

Puisqu’Avicii et XXXTENTACION ne verront pas cet argent, à qui le crime profite-t-il ? Il suffit de jeter un oeil à la carrière de 2Pac. Il compte à son actif plus d’albums posthumes que d’albums sortis de son vivant. Preuve s’il en faut que la vie d’une oeuvre et/ou d’un créateur peut durer plus longtemps que sa propre vie. Composé en 1928, le Boléro du compositeur Maurice Ravel continue aujourd’hui de déchaîner des passions au sujet des droits d’exploitation qu’il génère toujours, 90 ans après sa création. Rien ne dit que « Levels » ou « SAD! » ne continueront pas à être exploitées au cours du siècle prochain. Les artistes meurent, les oeuvres leur survivent, et les bénéfices continuent à profiter à un ou des ayant-droits.

Revenons quelques décennies plus tôt pour étudier le cas de deux des plus grandes stars de tous les temps.

Michael Jackson était un homme doté de nombreux talents, dont celui de bien comprendre le business dans lequel il travaillait. Il y a de nombreux moyens, pour un musicien, de parvenir à générer du revenu grâce à son art : être payé pour un concert ou une performance, obtenir des sponsors grâce à une marque, écrire des chansons pour les autres… De l’argent qu’on peut faire si on a la chance d’être en vie, dans le présent. Mais il y a tout un segment du monde de ce business qui dépend de ce qu’il se passe dans le futur, les bénéfices que le travail génère à travers le temps, et les droits et royautés qui en découlent. Comme les requins du Groenland, on ne sait pas combien de temps les chansons sont capables de vivre.

Endettée et pas au meilleur de sa situation personnelle, Lauryn Hill aurait eu du mal à se douter qu’elle passerait 2018 numéro 1 des charts américains grâce à une de ses chansons vieille de 20 ans remise au goût du jour par Drake, samplée dans « Nice For What ». Le même Drake capable de remettre Michael Jackson dans le top 10 des charts avec le refrain inédit de « Don’t Matter To Me » enregistré en 1983 – bel exploit pour quelqu’un qui n’a pas respiré depuis juin 2009. Dans cette industrie, il y a beaucoup de tirelires posées les unes à côté des autres. Mais aucune ne grouine aussi fort que celle du publishing. En 2012, Pitbull disait dans le magazine américain Billboard :

« Le business de la musique, c’est 90% de business, 10% de talent »  — Pitbull

Une statistique fortement sous-estimée par Sir Paul McCartney. Retournons dans les années 60. Quatre gamins de Liverpool font un raz de marée mondial, et deviennent le plus grand groupe à succès de l’Histoire de la musique, grâce à des tubes tels que « Come Together » ou « Yellow Submarine ». Mais à la fin de la décennie, la Beatlesmania commence déjà à perdre son impact, et sous la pression de fortes taxes Thatchériennes ainsi que des relations se dégradant entre John Lennon et McCartney, les deux stars des Beatles décident de revendre leurs parts de leur compagnie de publishing Northern Songs, disant ainsi au revoir aux droits d’exploitation de 200 chansons — musique et paroles. À l’époque, il s’agissait d’un catalogue d’une valeur de 623 000 livres sterling (environ 10 millions de nos jours), et les ayants-droits pensaient sans doute simplement que la vague était terminée, et qu’il valait mieux prendre l’argent tant qu’il existait. Cruelle erreur. Le nouvel ayant-droit, ATV, a continué de voir les chèques tomber. Parce que peut-être que les Beatles avaient cessé d’être un groupe, mais les chansons continuaient à résonner dans le coeur des gens, et donc, continuaient à générer du profit. Lorsque McCartney a décidé de racheter sa musique auprès d’ATV, c’était déjà devenu trop cher.

Dans les années 80, McCartney et Michael Jackson sont devenus amis. Ils ont partagé des chansons (telles que « Say Say Say » ou « The Girl Is Mine »), et des avis. Jackson n’était pas certain de la façon dont il devait gérer la fortune générée par son album Thriller, le disque le plus vendu de tous les temps. McCartney lui a alors conseillé de jeter un oeil au monde des éditions musicales. Il lui raconta son histoire avec ATV, lui dit comment il aurait aimé pouvoir récupérer ses droits. En 1985, Jackson prouva par l’exemple la valeur de la 2e des 48 lois du pouvoir : ne faites jamais trop confiance à vos amis. ATV était à vendre, et Jackson avait les moyens. Pour 47,5 millions de dollars, Jackson était devenu le propriétaire des droits de son ami. McCartney s’est senti, à juste titre, trahi, et n’est pas resté ami avec le Roi de la Pop.

« Paul, c’est juste du business. » – Michael Jackson 🐍

Avance rapide. Jackson est mort en 2009, profondément endetté. En 2016, le Michael Jackson estate a généré 825 millions de dollars. Un chiffre qui inclut 750 millions issus uniquement de la vente de 50% des parts ATV (désormais Sony/ATV, un des plus grands éditeurs de musique du monde). Les Beatles ont écrit « Hey Jude » en 1966 — qui aurait pu penser que 52 ans plus tard, cette chanson générerait encore du revenu, et survivrait à ses auteurs et propriétaires ? Lorsque McCartney joue « Hey Jude » aujourd’hui en concert, il paie pour avoir le droit de jouer sa propre chanson. Quelle cruauté, ce monde complexe de la propriété dans l’art : les choses que tu crées ne sont pas nécessairement des choses dont tu es le propriétaire. Les fruits du labeur des artistes tombent souvent de l’arbre avec des sales traces de crocs.

Le meilleur de Mozart sur YouTube : 150 million de vues en 5 ans.

Sans les 750 millions de la vente du deal Sony/ATV de Jackson, l’estate avait quand même, en 2016, généré deux fois plus de revenus que Drake — pourtant partout dans les actualités, qui jouissait à ce moment du succès de la chanson la plus streamée de l’Histoire (« One Dance »), et qui était en pleine tournée à succès avec Future. Il avait généré 38 millions cette année-là, selon Forbes. Son album Views n’était même pas la plus grosse vente de CD de 2016 —  Drake est resté numéro 2, derrière le compositeur Wolfgang Amadeus Mozart, décédé 227 ans plus tôt. Il y a un détail dans cette information : cette édition complète de l’oeuvre de Mozart contenait 200 CD et près de 240 heures de son. Plus de 6000 acheteurs ont acheté la compilation au tarif de 500 dollars, pour un total d’un million de CD’s.

Mariah Carey génère environ 350 000£ par an (soit près de 400K€) grâce à sa chanson « All I Want For Christmas Is You », qui date de 1994. C’est 320 000£ (environ 360K€) pour Bing Crosby, à qui l’on doit « White Christmas », une chanson qui a l’âge d’Aimé Jacquet et de Bob Dylan (77 ans). Ces chansons sont utilisées dans les publicités, dans les films, et jouées dans le fond au cours d’évènements liés à Noël. La musique est traditionnellement liée à des émotions et des moments spécifiques — pensez aux hymnes nationaux et aux chants religieux. Désormais, la tradition est aussi un business parfaitement huilé, et ces classiques sont des pièces de musée. De la même façon qu’on va visiter les grandes villes européennes pour prendre en photo les mêmes oeuvres dans les mêmes lieux. Ce mécanisme donne raison à cette industrie qui ne cesse de faire revivre les oeuvres du passé. La nouvelle musique se vend, puisque les enfants et les ados ont de l’argent de poche à dépenser pour des stars auxquels ils s’identifient, mais la vieille musique demeure profitable. Il y a bientôt trois siècles que les marques Mozart et Beethoven incarnent l’image de la musique classique européenne. Il n’y a pas vraiment de raison de penser que dans 300 ans, les Beatles et les Rolling Stones cesseront d’incarner le rock & roll des années 1960. Les sommes de la musique peuvent se générer sur le très long terme : parfois des décennies, parfois des siècles. Maroon 5, c’est pour l’été. Les Jackson 5, c’est pour toujours.

Tout au long de sa carrière, aucun des 26 albums que David Bowie avait sorti depuis 1967 n’avait été numéro 1 en Amérique. Jusqu’à « Blackstar ».

De nouvelles stars et de nouvelles chansons viennent continuellement alimenter nos existences et de nouveaux tubes laisseront des traces. Mais la musique était plus simple à marketer au siècle précédent, lorsque le marché était moins bouché et que les statues de cire restaient à ériger. Si vous êtes un nouvel artiste, bon courage pour construire une marque aussi mondialement connue que les Rolling Stones ou Madonna. Sinon, il faut rêver d’un effet Van Gogh. Parce que le boost de la peine, c’est quelque chose.

Il n’y a qu’un seul moyen pour atteindre l’unanimité et être intouchable : mourir.

Début 2016, le dernier acte de la carrière de David Bowie était le rêve immoral de n’importe quelle agence de promotion. Défait par un cancer le 10 janvier 2016, son dernier album solo, Blackstar, était sorti deux jours plus tôt. Bien que Bowie ait évidemment été une personnalité éminemment respectée et couronnée de succès tout au long de sa carrière, aucun des 26 albums qu’il avait sorti depuis 1967 n’avait été numéro 1 en Amérique. Jusqu’à Blackstar. Il a fallu que Bowie meure pour atteindre ce sommet. La couverture médiatique que promet le décès est sans pareil : les médias généralistes peuvent tirer un sujet même s’ils n’ont aucune idée de l’oeuvre de l’artiste — tout le monde comprend le concept de la tragédie de la mort. Et les gens adorent donner leur opinion sur ceux qui sont partis. Il n’y a rien de plus simple que d’écrire « RIP » à côté d’un nom qui fait l’actualité, puis d’agir comme si sa disparition nous touchait vraiment. Tout le monde peut s’identifier au thème de la perte. Il s’agit d’un pic commercial non négligeable : disques mis en avant dans les bacs, playlist hommage spécialisée, reprises et ré-exploitations dans divers formats, re-sorties anniversaire… Les formats d’exploitation sont multiples. Et un consommateur peut avoir envie d’acheter pour soutenir une dernière fois. Alors, lorsque les superstars meurent, les murs des maisons de disque prennent une nouvelle fois la couleur de la monnaie.

Maintenant que XXXTENTACION est décédé, sa musique peut continuer à vivre. Sa perte était soudaine, mais son style de vie l’avait sans doute mis sur la voie d’une fin qui s’annonçait compliquée. Selon Complex Magazine, en novembre 2017, le rappeur floridien avait établi un testament dans lequel il avait indiqué comme bénéficiaires sa mère et ses deux frères. Les revenus générés par ses oeuvres devraient donc logiquement être partagés entre sa maison de disques, son éditeur, ses différents distributeurs tels qu’Empire et Caroline, et sa famille.

« Je ne peux pas vous dire en détails combien de morceaux [ont été enregistrés]. Je sais, cependant, qu’il y en a beaucoup, X enregistrait tout le temps, il créait tout le temps, et lorsque la succession sera réglée, nous serons en mesure de donner des informations à ce sujet. […] Chaque musique sur laquelle vous entendez X est contrôlée par lui. Il a simplement contracté des deals de distribution avec certaines compagnies. Donc il contrôle, ou plutôt son estate contrôle tous les masters ». – Bob Celestin, avocat d’XXXTENTACION, dans les colonnes du magazine américain Billboard.

Une chance que n’aura pas su saisir Prince, qui nous a quittés en 2016. Parti soudainement sans testament, il a vu sa musique et ses masters être exploités de toutes les façons qu’il n’aurait pas souhaité : diffusée sur les réseaux de streamings, ré-éditée avec des inédits qu’il ne souhaitait pas sortir. À vrai dire, à quoi bon résister ? Une fois qu’une marque est identifiable, il faut continuer à servir du contenu à ses consommateurs. Des inédits de Jimi Hendrix, John Coltrane ou Kurt Cobain continuent de sortir plusieurs décennies après le repos de leurs créateurs. Qu’auraient pensé ces artistes en voyant leurs brouillons exploités de cette façon ? On pourra sans doute se poser cette question d’ici quelques mois lorsque sortiront les premiers titres posthumes d’Avicii et XXXTENTACION. Business is business.

Par exemple, qu’aurait pensé Prince de son actualité 2018 ? Pas sur qu’il aurait été ravi d’apprendre qu’Hologram USA l’avait choisi pour accompagner le rappeur de Chicago Chief Keef au milieu d’autres hologrammes emblématiques de l’Histoire de la musique américaine, pour deux dates à Londres. Le business des tournées en hologramme est un moyen génial de continuer à faire durer une marque dans le temps, tout en proposant une expérience nostalgique magique pour les fans. Au programme de Coachella 2033, au milieu des palmiers, on entendra peut-être les accords de « SAD! » résonner au cours de l’hommage à la musique des années 2010. L’air vrai à en troubler la perception de la réalité, l’hologramme d’XXXTENTACION montera sur scène pour entonner un refrain qui donnera un coup de vieux à ces anciens gamins fans du floridien. On espère que ses engagements professionnels auront prévu ce qu’il devait advenir de sa carrière dans le cas où il venait à être ré-incarné sous cette forme.

Une fois qu’une oeuvre entre dans le champ public, personne ne saurait déterminer à quel âge elle finira par mourir.

Lorsqu’ils écrivaient leurs chansons, les Beatles étaient bien conscients des sommes qu’ils allaient générer avec quelques mots et quelques mélodies. Une citation attribuée à Paul McCartney dit qu’il s’amusait avec John Lennon à se motiver à travailler, en se disant qu’ils n’écrivaient pas simplement des chansons, mais en réalité des agrandissements de leurs maisons, ou des piscines. Autre signe d’un manque de vision total des gamins de Liverpool. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’ils étaient en fait en train d’écrire des vaisseaux spatiaux, des appartements sur Mars, ou des armes bioniques pour lutter contre les aliens. Les mots écrits en 1966 feront certainement toujours de l’argent en 2166.

La facilité de production a poussé de nombreux musiciens à se vanter du peu de temps passé pour confectionner un tube. Lil Jon a produit « Yeah! » pour Usher en 5 minutes : les vagues de cette chanson se font encore ressentir dans toutes les soirées nostalgiques des années 2000 de la planète. En 2080, les futurs vieillards qui lisent cet article bougeront leurs hanches artificielles sur des 808 qu’ils n’entendront même plus. Une fois qu’une oeuvre entre dans le champ public, personne ne saurait déterminer à quel âge elle finira par mourir.

Une maison de disque qui signe un artiste n’a aucune certitude d’obtenir un succès. Il n’y a qu’un seule chose de certaine : les artistes meurent. Si vous en êtes un, faites attention à ce que vous signez. Parce que vos oeuvres vont vous survivre. Vos idées de génies ne prennent peut-être que 5 minutes à être créées. Mais elles pourraient bien exister jusqu’à la fin des temps.

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