Damso ne brille jamais autant qu’en silence

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Plus d’un mois après sa sortie, Lithopédion, le solide troisième album de Damso, est une réussite en tout point, d’ores et déjà matérialisée par un disque de platine. Mais il a été bien difficile de se focaliser sur la musique avec tout le bourdonnement qui a entouré les premières semaines suivant sa sortie, entre théories fumeuses et sujets sensibles. 

Photos : @_guillaumedurand

Damso est « surcoté », nous dit le titre du dernier freestyle publié par le rappeur belge sur son compte Twitter. Si cet intitulé se veut bien évidemment ironique, il fait écho à un son de cloche de plus en plus fréquent, à travers lequel s’exprime la lassitude de bon nombre d’auditeurs vis-à-vis du natif de Kinshasa. Une lassitude qui tient généralement moins de l’appréciation de sa musique que de toute l’extrapolation que celle-ci génère.

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Le 15 juin dernier, le gaillard accouchait de Lithopédion, un troisième effort annoncé dans la discrétion d’un message subliminal, prêt à être décortiqué puis englouti d’une traite par une foule d’auditeurs affamés. Ni la sortie de nouveaux titres de Jul, ni la parution du dernier visuel de Booba, ni l’annonce du retour tant attendu de PNL ne sont parvenus à éloigner le sombre Damso du faisceau de lumière qu’il s’accapare constamment. Car il est rare qu’il n’y ait rien à dire au sujet de William Kalubi, et ce nouvel opus ne semblait aucunement voué à faire cesser le capharnaüm qui suit chacune de ses sorties, musicales ou non.

Juste après y avoir évoqué les « baltringues » qui fuient inlassablement leur propre nature, Dems en place quelques unes pour ceux que la nature a conçu avec un vice de fabrication. Sur la quatrième piste de Lithopédion, notre cavalier nwaar se risque à prendre à bras le corps le thème épineux de la pédophilie, qu’il projette à travers le visage polymorphe de « Julien ». Un titre dont l’interprétation délibérément poussive et fredonnante n’est pas sans rappeler un certain Serge Gainsbourg, qui lui aussi savait se défaire de l’étroit marquage des moeurs pour chanter le glauque et le tabou. Dans son genre, Damso est également coutumier du fait : on se souvient de la fiction incestueuse de « Ξ. Une âme pour deux » sur Ipséité, voire de la réalité sinistre de « Amnésie » sur Batterie Faible. Mais tandis que feu Gainsbarre restait dans la suggestion, en jouant habilement sur les sonorités et en usant de métaphores, le belge se veut – comme à son habitude – beaucoup plus terre à terre… Et quelque chose cloche.

Quand Damso évoque la pédophilie en nous donnant à voir le « prépuce venimeux » ou la « verge mouillée » de Julien, on peine à franchir le cap de la première écoute. Aussi douce et mélodique la balade puisse être, le sentiment de malaise est persistant. « Julien » ne sera vraisemblablement pas le morceau que l’on jouera chez soi, en voiture avec des potes ou que l’on reprendra en concert : il restera tout au mieux une curiosité d’auditeurs alertés par le fait que Damso ait osé aborder un tel sujet. Le fond du propos n’est pourtant pas dénué d’intérêt, puisqu’il est question de rappeler à juste titre que personne ne choisit d’être sexuellement attiré par les enfants et que cette déviance – certes immorale et hautement condamnable – ne concerne pas uniquement un profil type d’invidu. All facts. Ceci dit, la forme trop rustre n’aide pas à rendre ce même propos persuasif, ni même à faire de « Julien » une pièce musicale digeste et appréciable. Un ressenti que l’on pouvait déjà avoir avec « Ξ. Une âme pour deux », dont le replay value résidait essentiellement dans la compréhension que les auditeurs cherchaient à en faire, mais qui traînait largement la patte dans la course aux certifications que se sont menés chacun des titres d’Ipséité. Preuve que le public n’a pas pris autant de plaisir à écouter ce délire trash et conceptuel, en comparaison des autres morceaux qui ont fait de cet album un des grands succès de 2017. On en vient presque à se demander si ces titres s’inscrivent dans une logique autre que celle de « faire du sale », au sens le plus littéral du terme.

Reste que pour une part non-négligeable de son public, avec « Julien », Damso a simplement apporté une perspective neuve et éclairante sur un thème particulièrement sensible. Il faut dire que c’est un peu comme ça qu’on a appris à voir l’artiste belge : comme une sorte de sociologue de génie, qui lit dans la nature humaine comme dans un livre ouvert, et nous laisse à entendre des vérités qui résonnent, fâcheuses ou non. Chacune de ses phases est reprise avec émerveillement sur les réseaux sociaux, sous fond de « Incroyable, Damso a dit exactement ce que je pense » ou encore « Damso m’a fait remettre en question ma vie entière ». Comme s’il ne pouvait jamais y avoir de mesure, de juste milieu le concernant. Il y a d’un côté les fans invétérés, de l’autre les plus farouches détracteurs. Ceux qui surinterprétent le moindre de ses faits et gestes, et ceux qui s’arrêtent bêtement au premier détail qui corrobore la vision négative qu’ils se font de l’artiste. Ce sont bien évidemment ces-derniers qui lui reprocheront d’être misogyne pour un « pute » de trop, voire – pour les plus audacieux – de cautionner la pédophilie. Impossible de ne pas prendre la défense du bruxellois face à de si lourdes accusations, son propos se voulant tout de même suffisamment nuancé. Mais toute prise de parole en faveur du Dems ne devrait pas non plus nécessairement dresser de lui un portrait à sens unique. Sans l’accuser de misogynie, on pourrait parfaitement lui reprocher une vulgarité parfois inutile, et qui dessert le récit du rapport froid et complexe qu’il entretient avec les femmes. Car un « J’la baise dans le noir pour ne pas voir ses cornes » (« A. Nwaar is The New Black ») vaut bien mille « Grosse pute ! Tu crois qu’t’es où là ?/Toi et ta schnek, allez faire de la mula » (« Débrouillard »).

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Mais au regard de ceux qui l’adulent, Damso a tout du parfait génie. S’il ne s’est jamais revendiqué comme tel, l’intéressé semble parfaitement conscient de la perception que son audience a de lui, et il s’en amuse délibérément. Non sans une certaine subtilité, il suggère à ses fans que ses écrits, ses stratégies, ses réflexions sont fortes d’une profondeur insoupçonnée et encourage ces-derniers dans leurs affabulations les plus folles, à coup de vagues (re)tweets qui veulent tout et rien dire. Le public s’en donne à coeur joie. Il suffit de taper « Damso » et « théorie » dans la barre de recherche Twitter pour consulter toutes sortes de raisonnements capillotractés qui nous apprennent tantôt que Damso raconte une histoire personnelle à travers « Julien », tantôt que Lithopédion peut s’écouter à l’envers, tantôt que sa sortie en annonce une autre. Et si Damso se veut très énigmatique sur les réseaux, ses autres prises de paroles ne poussent paradoxalement pas à la constante interprétation. « J’ai compris qu’artistiquement parlant, les gens n’étaient pas prêts. C’est bizarre, ils n’arrivent tellement pas à dissocier l’artiste et la vie réelle. Je fais un son, c’est juste un son. Ne cherche pas à essayer de me connaître à travers un son. Si mes parents ne me connaissent même pas vraiment c’est pas quelqu’un d’autre qui va le faire », balayait-il déjà du côté de Genius. La donne n’est pas si différente en interview : que ce soit chez les généralistes de Quotidien ou les spécialisés de Rapelite, quand il est demandé au belge de donner une explication à « Ξ. Une âme pour deux », il ne dit pas grand chose de plus que ce que les auditeurs peuvent naturellement comprendre à la première écoute.

Ce qui ne les empêche cependant pas de partir sans cesse à la recherche de sens prétendument cachés. Il faut aussi dire que dans un rap où la mélodie a depuis bien longtemps pris le pas sur le texte, au point d’en faire un simple aspect « bonus » de cette musique, un profil comme celui de Damso est presque une bénédiction. Il est un artiste doté d’une certaine oreille quand il s’agit de choisir ses productions, qui nous livre sur un plateau toute une variété de flows minutieusement travaillés en plus de nous laisser la possibilité de cogiter sur des lyrics nettement plus recherchés que la moyenne. Pour un auditeur, saisir la subtilité d’une punchline est un sentiment particulièrement appréciable, qui crée un lien d’intimité entre lui et le rappeur qu’il écoute. Mais chez Damso, ce qui semble être perçu comme un art ne pouvant être compris que par quelques érudits s’avère en fait être à la portée de n’importe quelle oreille attentive, en témoigne les innombrables analyses qui en découlent.

Rap Genius

Cette manie de vouloir chercher la complexité là où il n’y en a pas forcément semble même être devenu le réflexe d’un public boulimique afin de s’éviter toute potentielle déception quant au produit qui lui est livré. Plutôt que d’admettre que Lithopédion puisse simplement ne pas être à son goût, il va s’auto-persuader que l’album s’étoffera au fil des lectures, ou qu’il prendra tout son sens une fois enrichi par la sortie d’un projet complémentaire (QALF ?). Comme si la dernière oeuvre de Damso ne pouvait se suffire à elle-même. Et si le public s’accorde un laps de temps salvateur pour apprécier Lithopédion, c’est avant tout parce qu’il estime l’artiste d’origine congolaise. Il n’en fera pas de même pour les rappeurs moins considérés, qui seront jugés au terme de la première écoute, à coups de tweets tranchants et tranchés.

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Bien évidemment que la production artistique du bruxellois mérite plus d’une écoute pour être appréciée à sa juste valeur. Au même titre que celle de n’importe quel artiste, d’ailleurs. Mais sur le plan de la compréhension qui doit en être faite, on prend généralement moins de temps à assimiler le sens de ses phrases qu’à déchiffrer leurs formulations volontairement alambiquées, qui jouent avec les litotes et les assonances (« Feu de bois », « Θ. Macarena ») ou font appel à un vocabulaire pas toujours très courant. L’écriture de Damso est souvent plus complexe qu’elle n’est subtile : entre retranscrire une idée compliquée de manière simple et retranscrire de manière compliquée une idée simple, le rappeur du 92i a légèrement tendance à privilégier la seconde option. Ce goût pour l’entortillé se ressent jusque dans les intitulés de ses deux derniers albums, que l’intéressé dit avoir désigné de longue date. Mais au fond, qu’est-ce qui fait l’ipséité même d’Ipséité ? Qu’il s’agisse de son format ou de son contenu, le second opus de Damso n’est pas à proprement parler un OVNI dans le paysage rap francophone. Exprimer son besoin ardent de faire du sale (« B. #QuedusaalVie »), s’essayer à rapper sur des compositions qui sortent de l’ordinaire (« Λ. Lové ») ou dédier un titre à sa patrie d’origine (« K. Kin La Belle ») ne sont pas réellement des démarches inédites dans nos contrées. Ce n’est pas tant la singularité d’Ipséité qui nous a poussé à le désigner parmi nos tops albums de 2017, ni même ses concepts « recherchés », mais bien le talent de son auteur. Le véritable tour de force de Damso, c’est avant tout de faire les choses, non pas différemment, mais mieux que les autres.

Quand nous l’avions tous remarqué à la force de prestations écrasantes sur « Pinocchio » ou « Débrouillard », le colosse bruxellois époustouflait son monde en traînant avec lui un bagage rap aussi lourd que complet. Mais quand nous l’avions interrogé un an plus tard, peu après la sortie d’Ipséité, lui nous assurait avoir vocation à emmener son art bien au-delà du rap. « C’est très insolent ce que je vais dire mais le rap français je lui mets une claque quand je veux. Mais à un moment donné, il faut aussi un sens artistique. Et ça c’est plus fort que moi, c’est même plus fort que faire du sale, c’est faire de l’art. […] Je peux te faire un album de 20 titres avec du rap hardcore, des punchlines etc. Mais je l’ai déjà donné en balançant des freestyles rap. Ce qui est aussi un kiff en soi, rapper, kicker. Mais c’est un kiff rapide », balançait-il à l’époque, sûr de lui. Loin de nous l’envie de le détourner de cette noble quête, mais il ne faudrait pas non plus que celle-ci l’enferme dans une sorte de caricature de savant fou, dont les idées farfelues finissent par être plus commentées, décryptées, analysées que sa musique elle-même. D’autant que Damso a déjà plus que prouvé qu’il savait produire une musique qui vaille d’être écoutée, et il continue d’ailleurs de le faire sur Lithopédion.

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Peu avant la sortie de ce dernier opus, le belge attisait une dernière fois l’impatience de son public avec la publication d’une vidéo intitulée « Au coeur du Lithopédion ». Seize minutes d’entretiens individuels avec chacun des acteurs ayant eu l’opportunité de travailler sur cet ambitieux projet, parmi lesquels les producteurs Ikaz Boi, Junior Alaprod, Benjay Beatz, Twinsmatic et Pyroman, les ingés son Nk.F et Jules Fradet, ou encore la mannequin Élisa Meliani, qui prête sa voix à « Julien ». Rien de bien surprenant quand on sait que Damso a toujours affirmé mettre un point d’honneur à donner à ceux qui opèrent derrière les machines toute la considération qu’ils méritent. Seulement voilà : plutôt que de nous éclairer sur le travail effectué par chacun sur Lithopédion, ces témoignages ne servent que de faire-valoir pour l’artiste 92i, couvert d’éloges quant à sa productivité, ses méthodes de travail, son oreille ou sa vitesse d’exécution. Ce qui solidifie un peu plus le story-telling qui s’est construit progressivement autour de la figure de Damso : celle d’un musicien hors pair, perfectionniste au possible, qui entretient un respect mutuel avec ses semblables et qui sait de quoi il parle. Mais voilà : à vouloir trop nous forcer cette missive dans les tympans, elle en est devenue irritante. Tout ce qui n’est pas musique a failli nous gâcher l’un des – le ? – meilleurs albums de rap francophone de ce premier semestre 2018, en altérant notre curiosité. Les fidèles de Damso, la machine promotionnelle qui l’accompagne et l’anticipation générale, quasi prosélyte – tout ce qui constitue, en somme, le lourd bourdonnement qui a entouré la sortie de Lithopédion –, pesaient sur notre conscience : si le disque érigé en Saint Graal ne nous giflait pas instantanément, c’est forcément que nous étions passés à côté de quelque chose. Il n’y a pas pire sentiment avant de presser « play » ; logiquement, nous avons mis du temps à nous faire un vrai avis. Un peu moins de deux mois après sa sortie, maintenant que les esprits se sont apaisés et que le calme a repris ses droits, Lithopédion s’évalue et s’apprécie enfin comme il se doit : en musique.

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