Earl et Tyler ont beau s’éloigner, ils semblent condamnés à rester liés

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Depuis qu’Odd Future est en pause, seule une poignée de membres survit encore en solitaire. Alors que Frank Ocean et Syd Tha Kyd se sont définitivement tournés vers le r&b, Tyler The Creator et Earl Sweatshirt ne se désenvoutent toujours pas de la hargne anticonformiste d’MF Doom, renouvelant les attentes du public rap. Petit zoom sur deux artistes séparés à la naissance et leurs œuvres miroirs, Flower Boy et Some Rap Songs.

En mai 2015, Tyler The Creator, leader d’Odd Future annonçait la séparation du groupe sur Twitter. Dés lors, l’information a été démentie, reconfirmée avant d’être redémentie jusqu’à épuisement. Disons que le collectif n’a plus donné signe de vie depuis un paquet de lunes. Et comment leur en vouloir au vu du succès que les piliers du clan récoltent en solo. Syd Tha Kyd a sorti Fin, un premier album r&b d’une grande qualité et cartonne avec The Internet, Frank Ocean est quasiment devenu un demi-dieu et malgré les polémiques qui les entourent, Tyler The Creator et Earl Sweatshirt sortent des projets aussi populaires qu’expérimentaux. C’est d’ailleurs sur ces deux subversifs qu’on va s’arrêter aujourd’hui. En novembre 2018, Thebe Kgositsile annonçait son grand retour avec Some Rap Songs, nouvel album après trois ans d’absence. Flashback : en 2017, Tyler The Creator sortait l’un des LP rap les plus adulés de ces dernières années, Flower Boy. À travers ces travaux charnières, les deux rappeurs créent des trajectoires parallèles fascinantes. Autopsie croisée de deux astres qui s’éloignent.

MF Doom, figure paternelle

Lorsqu’on découvre Thebe en 2009 sur la chanson « Assmilk », il doigte des filles après les avoir déterrées pour « les brouter avec un peu de moutarde » [sic]. C’est un gamin d’à peine quinze ans qui crame déjà le micro aux côtés de Tyler. Mixtape culte, Bastard place la famille Odd Future sur la scène rap et crée, en un morceau, une amitié/collaboration épique. Les deux se sont rencontrés sur MySpace et leurs univers ont très vite accroché. Earl n’existe pas encore dans la tête de Thebe mais son alter-ego Sly Tendencies charbonne sur le projet Kitchen Cutlery. Même s’il n’aboutira jamais, le rappeur en herbe s’inspire beaucoup d’MF Doom, comme Tyler. Ne serait-ce que dans les samples de « Deerskin », directement empruntés au Madlib période Madvillainy ou le morceau « Rebellious Shit », pompage mignon de « Bistro ». L’influence de Daniel Dumile se ressent toujours chez lui dans ses flows et ses beats (« The Bends » sur SRS) mais c’est Syd qui en parle le mieux. « Quand j’ai rencontré ces mecs, c’est tout ce dont ils parlaient », décrit-elle à Nardwuar. Un niveau de fanatisme commun qui amuse dans les images du EarlWolf EU Summer Tour en 2013.

Il y a quelque chose d’émouvant à les voir checker avec Doom, se transformer en groupies face à lui et s’enjailler sur « Curls » en live. Ce petit reportage s’ouvre d’ailleurs avec OFWGKTA décortiquant les paroles absurdes de « Salute To The Bitch » de Lil B.

Inventeur du cloud rap et meme vivant, The Basedgod a probablement été une source d’inspiration pour cette bande de parias fantasques. Allant de Tina et ses prods lo-fi bardées de rap offbeat sur Bastard à la volonté affichée d’indépendance vis à vis des majors. Ainsi, Tyler devient patron de label (Odd Future Records) et styliste (Golf) comme Thebe avec sa propre marque de vêtements, Deathworld. Aujourd’hui, ce dernier est même libéré de son contrat chez Columbia Records. De quoi le rapprocher un peu plus du Basedgod, toujours pas signé en maison de disque. Mais il existe un lien encore plus étroit que les références partagées unissant Tyler The Creator et Earl Sweatshirt. Ce n’est pas pour rien que l’union se soit faite sur Bastard : les deux rappeurs ont une relation difficile avec leur père.

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Tyler ne l’a jamais connu et celui de Thebe, Keorapetse Kgositsile, un poète et militant politique sud-africain, a quitté le foyer vers ses six ans. Même si les fondations du hip-hop s’inspirent de ces travaux (The Last Poets ont trouvé leur nom dans un de ses poèmes), il n’aimait pas le rap. Ça n’arrange rien lorsque votre fils sort le morceau Earl où il déclare avoir été « envoyé sur Terre pour troncher des catholiques dans le cul avec des scies ». C’est aussi sur cette douce mélopée horrorcore que nait Earl Sweatshirt en 2010, au sein d’une mixtape chapotée par Tyler. Les deux freaks feront allusion à leurs pères entre autres dans « Burgundy » pour Thebe, avec son premier album studio, Doris et l’outro de « Tamale » pour Tyler, avec son deuxième album, Wolf. Entre temps, Thebe subit une fin d’adolescence compliquée, tuant dans l’œuf sa gloire naissante. Sa mère l’envoie aux Samoa pour qu’il soigne sa déprime et ses addictions dans un centre pour jeunes en difficulté. Tyler le soutient depuis les Etats-Unis au moment où Odd Future explose en 2012 avec The OF Tape Vol.2 : le slogan « Free Earl » jalonne le disque entier. Il revient ensuite aux U.S pour ses 18 ans et à partir de là, les trajectoires artistiques de Tyler et Thebe vont doucement se ceindre. Très proche d’Odd Future sur Doris, Thebe se lance en solo avec son deuxième projet, sans pour autant quitter le groupe. I don’t like shit, I don’t go outside : An Album by Earl Sweatshirt et Cherry Bomb sortent respectivement en mars et avril 2015 et marquent le début de leurs routes parallèles. Elles aboutissent aujourd’hui à deux oeuvres opposées mais complémentaires : Flower Boy sorti le 21 juillet 2017 et Some Rap Songs sorti le 30 novembre 2018.

Bonjour, au revoir

La première offre une ouverture sur le monde et la deuxième une fermeture. Tyler choisit le symbole d’une fleur qui s’épanouit et des textures chaudes dans ses artworks et ses instruments. Il n’essaie plus de choquer derrière une ref à Ted Bundy mais assume une introspection neuve où une nuée d’émotions traverse chaque track. Dés le magnifique « Foreword », Tyler élargie la richesse de l’univers entrevu sur « Fucking Young ». Par le biais de ponts musicaux soyeux, il n’essaie plus d’impressionner et lève le voile sur son intimité. Cependant, la presse s’intéressa plus à son coming-out sur « I Ain’t Got Time » — “J’embrasse des mecs blancs depuis 2004” — qu’à son éveil politique. On peut citer sa référence à l’esclave afro-américain Nat Turner, Black Lives Matter et le sample « Express Yourself » d’N.W.A sur « Droppin’ Seeds » featuring Lil Wayne.

De son côté, Thebe appuie l’ambition militante amorcée sur son précédent LP. Ce dernier devait s’appeler « Gnossos » en référence au protagoniste de L’avenir n’est plus ce qu’il était de Richard Fariña, roman de la contre-culture sixties. En un sens, il rejoint le virage afro conscient popularisé par Solange Knowles depuis A Seat at the Table.

Pour ouvrir « Shattered Dreams », c’est à James Baldwin qu’il sample la formule « imprecise words ». Idem pour « The Mint » qui pioche un extrait dialogué du film Black Dynamite, pastiche de la blaxploitation. Et que dire du brillant « Azucar », rollercoaster sensitif emprunté au disque Afrodisiac de The Main Ingredient, co-produit par Stevie Wonder. Mais là où la mélomanie de Tyler guérissait ses démons intérieurs, celle de Thebe les agrandit, comme une lampe placée trop près d’un objet sombre. Some Rap Songs arrive quelques mois après la mort de Keorapetse, son père, et de son ami, le rappeur Mac Miller, dégageant une ambiance mortifère. À mille bornes de sa snippet boom bap teasée sur FM! de Vince Staples. En témoigne l’enchainement « Playing Possum » et « Peanut », acmé poignante où Thebe célèbre sa famille avant de la pleurer, ivre au moment de l’enregistrement.

Flower Boy et SRS reflètent en cela des quêtes identitaires où les réponses ne seront jamais garanties. Pour bien mesurer leur complémentarité, il suffit de s’attarder sur leurs conclusions, « Enjoy Right Now, Today » et « Riot! ». Tous deux instrumentaux, ces épilogues n’ont rien à voir sur le plan émotionnel. Victory lap optimiste, le premier exulte un bonheur assumé. Un beau soleil couchant de quatre minutes où Tyler arrête sa voiture et rentre chez lui, telle une abeille retrouvant sa ruche. Le deuxième, plus succint à l’image de l’album, reprend un morceau éponyme de l’oncle de Thebe, Hugh Masekela, disparu lui aussi en 2018. Du coup, son muddy mixage parachève la mélancolie de cette lumineuse ballade. Comme si les beaux jours étaient proches mais encore trop loin. Comme si ces deux grands gamins autodestructeurs ne savaient toujours pas répondre aux questions que posait Keorapetse Kgositsile, en 2002 dans Random Notes To My Son : « De quels jours hériteras-tu ? Quelles ombres habiteront tes silences ? »

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