Regardons-les : les multiples visages des femmes asiatiques
Elles sont journalistes, restauratrices, influenceuses ou encore directrices artistiques et ont une chose en commun : leurs origines asiatiques. De la petite fille sage à l’adulte sexualisée, les clichés qui collent à la peau de ces femmes au quotidien les enferment dans une définition objectifiée et fétichisée d’elles-mêmes. Avec la photographe Wendy Huynh, on est parti à la rencontre de huit d’entre elles pour partager leurs expériences.
Être une femme asiatique, ce serait être chinoise, japonaise ou coréenne. Ça nécessiterait apparement d’être fine, blanche et d’avoir les cheveux noirs, longs et lisses. Ça impliquerait également d’être discrète, sage – mais qui cache quelque chose – et docile. Ça inclut d’être objectifiée, sexualisée et fetichisée. Être une femme asiatique, c’est faire partie d’un groupe de plus de 2 milliards d’individus mais être constamment réduite à une unique vision occidentalisée. C’est, enfin, être totalement invisibilisée et absente des représentations. Quand le débat public voudrait réduire ces femmes à des clichés et des stéréotypes, on a souhaité les rencontrer pour leur permettre de se définir.
Dans leur intimité, la photographe Wendy Huynh a capturé les personnalités de ces huit femmes, pour montrer les vrais visages des femmes asiatiques : pluriels. Elles nous livrent leurs témoignages, leurs interrogations et leurs perceptions d’elles-mêmes. Montrer la diversité, ça relève dans ce cas d’une nécessité : la nécessité d’infiltrer les représentations quotidiennes, de faire entendre la voix des personnes concernées quand celles-ci ne sont jamais interrogées, de donner à des femmes la parole qui leur a été confisquée.
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Grace, 43 ans
« Quand j’étais adolescente, je ressentais ce stéréotype très fort de l’hypersexualisation. La sexualisation du corps des femmes en général à cette époque-là est déjà très présente, mais quand on subit du racisme ça prend une autre tournure. Je me rappelle de ce magazine qui m’a marqué, il y avait un article des ‘100 choses à faire avant de mourir’ et il y avait : coucher avec une asiatique. Avec le recul, je comprends qu’on projette sur nous des fantasmes qui sont issus des imaginaires de la période coloniale. Ils descendent tout droit des bordels militaires en Asie, des cartes postales. Il y a cette idée que c’est une ‘expérience’ à tenter, qu’on aurait des vagins très serrés, c’est très humiliant. À un âge où toi-même tu ne connais pas bien ton corps, tu n’as pas exploré cette question : t’es pas prête à ce qu’un étranger t’en parle. C’est choquant. Mais au début quand tu viens d’une communauté invisibilisée, t’as l’impression que c’est pas si mal d’être enfin vue. Tu te rends pas compte que c’est extrêmement raciste et négatif. Le racisme c’est rarement très franc. C’est des regards, c’est une attitude et parfois tu ne perçois pas les signaux. C’est très difficile de savoir pour sûr si c’est du sexisme, du racisme. Tu t’en rends compte avec la multiplication des expériences, mais quand j’étais plus jeune et que j’avais pas cette grille de lecture. Je me disais, c’est rien, je trouvais beaucoup d’excuses. C’est comme ça que le racisme perdure. On dit : ‘Non mais il est sympa.’ Oui, mais tu peux être raciste et sympa. »
Jenn, 25 ans
« Les gens ne me considèrent pas comme asiatique. L’Asie du Sud, on nous met tous dans le même sac en disant ‘indien’, mais en plus ils savent pas où c’est, encore moins le Sri Lanka. J’y ai grandi jusqu’à mes 5 ans avant de déménager en France. Ma culture est forcément très ancrée en moi. À la maison en France, c’était pareil, on parlait la langue, on regardait les films Bollywood… Personnellement la rupture elle se faisait vraiment avec l’école. Il y avait deux moi : celle devant mes camarades, et celle quand je rentrais à la maison. Jusqu’à mes 15 ans, j’étais entourée principalement de personnes blanches et inévitablement, je voulais leur ressembler. J’ai renié mon identité culturelle. Je me suis même transformée, je voulais éclaircir ma peau, je ne me trouvais pas belle. ‘Tu sens les épices. Tu sens le curry.’ C’est un classique qu’on dit aux personnes d’Asie du Sud. Moi personnellement, j’ai eu la chance de pas avoir ce genre de remarque mais il y avait le : ‘T’es belle pour une sri-lankaise.’ Je savais pas quoi répondre. Je le prenais comme un compliment mais aujourd’hui je me rends compte que c’était pas du tout le cas. Avec le recul, je me rends compte que j’avais normalisé ce type de comportement, aujourd’hui, je laisserais jamais passer ça. »
Katia et Tatiana, 34 et 37 ans
« On est moitié-moitié du coup on est jamais vraiment l’un, jamais vraiment l’autre. Quand on était aux Philippines, on était plus considérées comme françaises et inversement en France. On a toujours été fières d’avoir une culture mélangée, de connaitre plusieurs langues. On a toujours compris que culturellement c’était une richesse. Le constat frappant qu’on a eu, c’est que le racisme nous a heurté même à Double Dragon, notre restaurant. Les gens ont une image très figée de ce qu’ils attendent d’un restaurant asiatique. Ça se remarque immédiatement sur le prix par exemple. Les gens sont absolument pas enclins à payer le même prix pour un plat de cuisine française que d’un pays d’Asie. Ils s’attendent à ce que ce soit pas cher. On nous demande aussi si on a pas des nems ou des sushis. Si on n’a pas de pain, alors que c’est un restaurant asiatique. La cuisine, c’est un milieu très masculin et blanc, donc pas très inclusive. On rentre pas du tout dans les codes, dans les cases de l’industrie française de la gastronomie. On a des clients plutôt que des récompenses. »
To Van Kao, 33 ans
« Je suis vietnamienne et quand je le dis on me répond souvent des stéréotypes, on me parle de cuisine ou de voyage, je sais jamais quoi répondre. C’est du racisme bizarre parce que les gens veulent être sympas en montrant qu’ils connaissent notre culture. L’acte est gentil en soit, mais il est quand même raciste. Au niveau de la sexualisation par exemple, c’est jamais vraiment dit, donc c’est un peu latent. On s’en rend compte petit à petit. Au début c’est pas forcément visible, puis tu comprends tout ce qui peut teinter ton identité de femme asiatique : la soumission, les clichés sur notre corps qui serait plus souple, plus serré à d’autres endroits… Honnêtement, quand tu prends conscience de l’objectification dont tu es l’objet par certains hommes, ça fait mal. Tu peux pas t’empêcher de te demander : il est intéressé par moi parce que je suis moi ou parce que il veut essayer une asiatique ? Le fait de se dire que la personne en face de toi te voit comme ça, c’est flippant. Quand ça t’arrive plusieurs fois, tu te poses des questions. Après, j’ai pas envie d’en faire une généralité parce que c’est pas le cas, faut juste apprendre à déceler les personnes qui te voient comme ça et à ne pas se culpabiliser si on a pas réussi. J’aurais eu envie qu’on me dise : c’est pas toi le problème. T’es déçue, tu prends un grand coup à ta confiance. En tant que jeune femme c’est horrible, t’as l’impression que t’as fait quelque chose de mal, que t’es pas assez, alors que non. Faut savoir qu’on est pas toute seule, c’est là que c’est important la représentation. Il faut dire à ces femmes : c’est pas toi le soucis, ça arrive à d’autres femmes. Il y a quelqu’un qui va t’apprécier à ta juste valeur. Aujourd’hui, j’ai appris à être fière de qui je suis et c’est pour ça que je ne pourrais plus m’enfermer dans ces mêmes dynamiques que quand j’étais plus jeune. Pour moi c’est beaucoup passé par la musique. Je suis très inspirée par les musiques traditionnelles, en les utilisant dans mon travail, je me réapproprie ma culture, et donc mon identité. »
Fei, 28 ans
« Je suis originaire du nord de la Chine, je suis née et j’ai grandi là-bas. Du coup, je me rendais pas compte du racisme qu’il pouvait y avoir à l’extérieur. C’était très naïf de ma part mais j’avais une image très clichée de la France : tout est beau, tout le monde est gentil… J’arrive en France et je suis choquée. Je viens en tant qu’étudiante et j’entends des gens me dirent ‘rentre chez toi’, je me fais agressée, on me regarde mal. Ma première réaction ça a été la peur. Comme j’étais très jeune, je parlais mal français à l’époque, je me comportais de manière maladroite. Les gens avaient cette image de la petite étudiante chinoise : manipulable, innocente, naïve, influençable. Et j’en ai fait les frais. J’étais en France depuis quelques semaines et ça se passait mal avec l’agence qui me louait mon logement. J’ai demandé de l’aide à une amie pour trouver un autre endroit. Elle me met en contact avec un homme qui propose un logement. Au début, je pensais qu’il était de bonne intention, et en apprenant à le connaître je me suis rendue compte qu’il était complètement fétichiste des asiatiques. Il me parlait constamment d’actrices asiatiques, me disait à quel point elles étaient belles. Il avait 50 ans à l’époque, il était marié à une asiatique et la manière dont il se comportait avec moi était étrange. Avec le temps, j’ai appris à gérer ce genre de comportements et surtout à ne pas les laisser m’atteindre. La France m’a apporté tellement de choses et je suis très heureuse ici, je ne sens pas le besoin de me concentrer sur ça. J’ai la chance d’être bien entourée, je préfère ignorer leur vision et me définir par moi-même. Je suis juste un être humain, fruit d’un mélange de cultures, si les gens veulent me catégoriser comme ‘femme asiatique’, moi je sais qui je suis, ce n’est pas mon problème. »
Aveline, 24 ans
« Je me rappelle que je me promenais souvent avec ma grand-mère et que tout le monde nous disait ‘ni hao’ dans la rue et ma grand-mère répondait à ces gens. Personnellement, j’avais déjà conscience du fait qu’on se moquait de nous. Je lui disais qu’il ne fallait pas répondre. J’avais environ 6 ans et je me rappelle que j’ai commencé à me sentir mal. Je sais pas si ma grand-mère se rendait compte qu’on se moquait de nous, elle pensait peut-être que les gens étaient juste gentils avec elle. Quand on est enfant, on comprend pas le racisme, on a juste honte, ça joue beaucoup sur l’image qu’on a de nous-mêmes. Quand j’étais petite, je me trouvais juste moche en fait. Je me demandais pourquoi j’étais pas jolie, blonde aux yeux bleus. Quand j’étais en primaire et au collège, j’étais entouré de blancs et j’avais l’impression d’être vraiment moins belle que mes camarades. Je me détestais. Au fur et à mesure, les gens ont commencé à me renvoyer à mes origines et j’ai pris conscience que je n’étais pas moche : j’étais chinoise. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de représentations, notamment avec la K-pop. C’est bien que ce soit mis en avant, mais ça nourrit une seule représentation parfois fétichiste. C’est la coréenne, fine, archi blanche, la peau lisse. Je trouve ça limite bizarre, on nous a tellement dit qu’on était moche dans notre jeunesse, je comprends pas comment soudainement, tout le monde nous trouve magnifiques : j’ai l’impression d’avoir loupé un épisode. »
Odonchimeg, 32 ans
« En France, il y a une vision de la Mongolie très réductrice. Les gens n’ont que la vision que leur donnent les documentaires sur les yourtes, la plupart ne savent même pas où c’est. Après, évidemment, on me considère comme chinoise. Quand t’as les yeux bridés, t’es forcément chinoise. C’est un manque d’éducation et de culture qui crée ce racisme. Quand on est une femme, on vit pas le racisme de la même manière. Je me rappelle un gars qui me draguait et qui me disait que son ex était coréenne, qu’elle cuisinait bien. Je lui ai rapidement fait comprendre que premièrement j’étais pas coréenne, deuxièmement je ne suis pas son ex et enfin, je ne sais pas cuisiner. On me m’a déjà fait des remarques plus clairement : « Tu dois bien masser ! » Le fait qu’on te drague parce que tu es d’une certaine origine, c’est du racisme. Les gens ont du mal à le comprendre. C’est pas parce que quelqu’un est gentil, ou qu’il tente de te charmer que c’est bon. Draguer une femme asiatique juste pour son origine, c’est du mépris envers la personne qu’elle est. »
Leah, 22 ans
« Je suis d’origine algérienne, japonaise et philippine. J’ai grandi en France, j’ai les yeux bridés, donc on m’a rapidement appelé ‘la noiche’. Je me suis construis avec cette image, on m’a mis dans cette catégorie. J’ai beau être algérienne, je me sens asiatique, j’ai pris cette identité-là par réflexe parce qu’on me l’a collé dès le début. Je me suis même pas appropriée mon identité par moi-même, alors que pourtant j’ai grandi plus avec ma mère qui elle est algérienne. Par réflexe, c’est le truc que je vais dire en dernier. J’ai été consciente du racisme assez tôt, on te dit : ‘Sale nem, tu manges du chien.’ Ça fait mal, t’es un enfant, tu sais pas quoi faire donc t’encaisses. Quand t’es adulte, t’appréhendes différemment les choses, tu peux répondre. Après il y a toujours des moments où tu sais pas comment réagir : le Covid par exemple, c’était compliqué, le racisme il était beaucoup plus présent. J’ai pas vécu de choses graves, mais les regards étaient insistants. Je ressentais que les gens s’éloignaient. Et puis soyons honnêtes, j’étais le mauvais combo pendant le Covid. Une femme voilée et asiatique ? Je me tape une triple peine. C’était pesant et je me sentais parfois en danger. En ce moment, pour être honnête, avec l’approche des élections, je me sens de moins en moins en sécurité dans ce pays. »