Jay Rock : « Je ne souhaite à personne de vivre la vie que j’ai vécue »

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Un accident de moto sur le chemin de la cérémonie des Grammy Awards. L’élaboration d’un album coupée en plein vol, un goût d’inachevé au réveil, des bruits d’appareils électroniques, des tuyaux, le goût du sang dans la bouche. Le 15 février 2016, Jay Rock a failli perdre la vie sur la route de la consécration. Deux ans plus tard, il revient avec l’album Redemption. Mieux vaut tard que jamais dit l’adage, comme ce succès derrière lequel il court. Comme cette interview.

Photos : @lebougmelo

Il y a les gens que l’on entend et ceux qu’on écoute. Difficile de dire pourquoi, encore plus de savoir comment. Et pourtant Jay Rock fait partie de la seconde catégorie. Sa voix grave et lente témoigne d’un passé pas si lointain où les gens meurent  pour un regard trop appuyé ou pour avoir arboré les mauvaises couleurs au mauvais moment. De son triste accident, l’artiste n’en garde que le positif, des cicatrices à peine visibles et la ferme intention de reconquérir son public. De sa frustration nait Redemption, un projet au titre qui interpelle et qui questionne. Rien de mieux que d’entendre un artiste de sa trempe s’épandre sur un hypothétique rachat d’âme après une vie menée tambour battant et dont seuls les excès semblent être la limite. Le ciel en est une autre, comme le disait Christopher Wallace. Preuve en est, c’est avec entrain que démarre notre rencontre à quelques encablures de l’Arc de Triomphe. Un sacré bout de chemin quand le point de départ se situe à Watts.

Presque trois années se sont écoulées depuis cet accident de moto qui a failli te coûter la vie. C’est quelque chose de difficile à prévoir, surtout quand on est sur une pente ascendante ?

Bien sûr, et c’est quelque chose que je répète souvent : quand l’accident est survenu, je n’imaginais pas qu’une telle chose puisse m’arriver. J’étais dans une bonne dynamique, entre la sortie de l’album 90059 et plein d’autres choses qu’on avait déjà planifié… Comprends-moi bien : je me projetais dans un futur proche avec tout l’engouement qu’il y avait autour de moi, et je me suis sans doute senti trop beau trop vite. Cet accident m’a ramené sur terre de la façon la plus brutale qui soit. Malheureusement ce genre de choses arrivent, il faut les prendre comme un contretemps, et ce même lorsque qu’elles te font repartir de zéro.

La vie continue, comme tu dis, et le business doit reprendre. On imagine qu’après un tel évènement, on ne voit plus les choses de la même manière. Être à deux doigts de passer l’arme à gauche t’a t-il motivé à accomplir des choses auxquelles tu ne pensais même pas avant ?

Quand j’ai ouvert les yeux et que j’ai réalisé que j’étais allongé sur un lit d’hôpital avec tous ces tubes qui me permettaient de respirer, ces moniteurs qui bipaient sans cesse et cette douleur qui me lançait dans tout le corps, j’ai ressenti de la rage, voire même de la fureur. J’avais de la haine contre personne en particulier, juste envers la vie et les gens de manière générale. Les anti-douleurs n’arrangeaient rien, tout était confus et je me posais toutes sortes de questions du style « Pourquoi cela m’est-il arrivé ? » ou encore « Qu’ai-je pu donc faire aux gens ? ». Durant cette période, j’ai pratiquement tout remis en question, que ce soit ma vie personnelle ou ma carrière d’artiste. Puis après la dernière opération chirurgicale, je me suis retrouvé dans ma chambre, seul. C’est là que je me suis dit qu’il fallait que j’avance. Tout le soutien que j’ai reçu de TDE, de ma famille, des amis et plus particulièrement des fans… C’était irréel de constater que de simples mots pouvaient se transformer en vagues de bienveillance.

Tu parlais de dynamique avec la sortie de ton précédent album avant de finir à l’hôpital mais est-ce que le contenu de ce projet aurait été différent sans ce triste évènement ?

Évidemment qu’il aurait été différent, j’avais déjà des sons quasiment bouclés et on cherchait la direction que prendrait le futur projet. Quand j’ai sorti 90059, j’avais des tournées de bookées, d’ailleurs je devais passer en Europe pour faire de la promo mais après l’accident, tout a été chamboulé. Un artiste s’inspire de ce qu’il traverse ou observe, et dans un sens c’est dur de l’avouer mais c’est peut-être un mal pour un bien. L’album Redemption m’a permis de voir les choses sous un angle différent, j’ai vu ce coup du destin comme une manière d’amorcer ce que je considère être un comeback, mon comeback. Comme si Dieu m’accordait une seconde chance avec cette nouvelle vie pour que j’en tire le meilleur. Peut-être que cet accident n’était que la partie visible de l’iceberg et que quelque chose de bien pire aurait pu m’arriver.

« Quand j’ai sorti ‘90059’, je n’ai pas eu la chance d’aller défendre le projet auprès du public. Il fallait que j’aille à leur rencontre, et j’ai loupé ce rendez-vous. »

Le destin, le karma et la foi sont très présents dans tes réponses. Te considères-tu comme quelqu’un de religieux ou plutôt comme quelqu’un de spirituel ?

Je dirais les deux. Aussi loin que je me souvienne, la religion a toujours été présente dans notre foyer. Ma mère ne loupe aucune occasion d’aller à l’église et elle me faisait lire la Bible ou des ouvrages parlant de religion. J’ai beaucoup baigné dedans depuis que je sais marcher et cela va de pair avec la spiritualité. Pour être honnête, je n’aime pas trop m’étendre sur le sujet parce que je ne veux pas cliver et privilégier une philosophie de vie à une autre. Je peux juste te dire que je crois en Dieu, que je crois en quelque chose de plus grand que nous qui serait à l’origine de l’existence. De fait, je prie toujours avant de manger, mais plus par habitude que par acte de foi, je l’admets.

Quel impact ton accident de moto a t-il eu sur ta façon de vivre ta foi ?

Même avant l’accident, j’étais très optimiste. J’ai toujours dit à mes fans de ne rien abandonner et de se battre afin d’avoir une meilleure vie. Quand l’accident est survenu, c’est vrai que j’étais au fond du trou, confus et déprimé, mais je n’avais pas compris que je devais appliquer les mêmes conseils que je donnais aux gens depuis toutes ces années. En quoi suis-je différent de mon auditeur ? C’était presque hypocrite de ma part.

En quoi es-tu reconnaissant ?

Je suis juste content d’être là, mec. Je suis heureux de pouvoir me lever tous les matins en sachant que j’ai la possibilité de faire ce que je veux. La société est devenue tellement nombriliste qu’elle ne regarde plus autour d’elle alors qu’il y a des gens avec des situations bien plus tragiques que les nôtres. Prendre les choses pour acquises peut être un jeu dangereux. Imagine-toi demain, te réveiller en étant en prison, tout en sachant que tu ne sortiras pas avant un bon moment… On doit vraiment apprendre à relativiser ce qui nous arrive. Il faut de temps en temps se mettre dans la peau d’un autre, histoire de garder les pieds sur terre. D’autant que tous ces mecs qui sont derrière les barreaux réussissent à garder leur foi et la tête froide malgré leurs situations difficiles.

Dans l’album apparait « Eastside Johnny », un alter ego ou une facette de Jay Rock plus humaine. À quel moment as-tu décidé de donner vie à ce personnage ?

Eastside Johnny et Jay Rock sont les mêmes personnes. J’aime juste dissocier les deux de temps en temps car vers chez moi, tout le monde m’appelle encore par mon vrai prénom, Johnny. Jay Rock était plutôt le mec affilié aux gangs et qui foutait la merde en terrorisant les gens.

Au point qu’il faille créer deux identités ?

On peut dire que Jay Rock est le démon qui me pousse à être dans les extrêmes tandis qu’Eastside Johnny est l’ange qui est plus terre à terre, voire réfléchi. Cette analyse à deux balles, c’est ce que tu sors à ta psy pour qu’elle te lâche la grappe. [rires] En vrai, les deux s’alimentent : il y a du bon comme du mauvais dans chacune des deux facettes, le dosage est juste différent selon les situations. Disons simplement que ceux qui m’appellent Eastside Johnny sont ceux qui m’ont vu grandir et avec qui j’ai fait les 400 coups au quartier.

On a du mal à capter le concept qui se cache derrière cet album Redemption, peut-être peux-tu nous donner ta définition du mot « rédemption » en préambule ?

Ma définition ? [Il réfléchit] Pour moi, la « rédemption », c’est avoir une seconde chance de faire le bien en essayant d’améliorer les choses pour être meilleur. C’est un peu ce que vivent les sportifs lorsqu’ils sont au top de leur carrière et qu’ils se blessent. Là, les gens commencent à dire « Mec, je ne pense pas qu’il pourra s’en relever ». J’ai lu et entendu ce genre de déclarations à mon encontre. Certaines personnes ont vraiment cru que j’étais fini, que j’avais foutu ma carrière en l’air à cause d’une putain de moto. Et pourtant, aujourd’hui je suis ici à Paris avec un nouveau projet.

Tu es toujours à sa recherche ?

Je peux dire que je l’ai déjà vécu en sortant cet album. Quand j’ai sorti 90059, je n’ai pas eu la chance d’aller défendre le projet auprès du public. Il fallait que j’aille à leur rencontre, et j’ai loupé ce rendez-vous. Mais avec cet album, j’ai su qu’il fallait que je rende aux gens ce qu’ils m’ont donné pendant toutes ces années. La façon dont tu as décrypté la dissociation entre Eastside Johnny et Jay Rock fait sens. Que le premier soit celui qui raisonne vraiment, et que Jay Rock soit celui prêt à foutre la merde… Un peu comme l’ange et le démon sur tes épaules. Et lorsque ces deux personnages fusionnent, cela donne le contenu de Redemption.

Aujourd’hui es-tu plus prompt à vivre avec des remords ou avec des pêchés ?

Je ne passe pas ma vie à regretter. Ce n’est pas une façon de vivre selon moi. Pareil pour les remords, car quand quelque chose s’est produit, tu ne peux plus revenir en arrière. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, à force de trop y réfléchir, tu finis par rester coincé dans le passé. On ne peut rien changer, on n’a pas ce luxe. Je ne regrette aucune de mes actions passées mais c’est vrai que des fois je ressasse certaines choses. C’est drôle mais depuis l’accident, beaucoup de personnes m’ont demandé si je croyais au karma. Je ne vais pas te mentir, cette question m’a fait cogiter. Je me suis demandé si j’avais fait du mal à quelqu’un sans m’en rendre compte. N’importe quoi qui justifierait ce qui m’est arrivé. Mais tu sais quoi ? Je n’ai pas encore trouvé la réponse.

« Je voulais que les gens oublient un peu le Jay Rock qu’ils avaient l’habitude d’entendre. Qu’ils se concentrent sur Johnny, le mec qui vient de Watts. »

Pourquoi avoir choisi de nous présenter Eastside Johnny que maintenant ?

Les gens qui écoutent attentivement mes morceaux m’ont déjà entendu balancer « Johnny » ça et là. Je voulais juste proposer quelque chose de différent, apporter un petit twist au projet. Je serai toujours Jay Rock, il n’y a aucun doute à avoir là-dessus mais j’ai senti qu’il fallait que je dévoile un peu plus Eastside Johnny au public. Je voulais créer une connexion avec mes fans. En le mettant en avant, je voulais que les gens oublient un peu le Jay Rock qu’ils avaient l’habitude d’entendre. Qu’ils se concentrent sur Johnny, le mec qui vient de Watts. Pas de simagrées, aucune posture, de telle sorte qu’il n’existe plus de séparation entre eux et moi.

On ne pouvait pas parler de ce projet sans mentionner Bob Marley et son titre « Redemption Song ». Bien que chacun de vous utilise le mot rédemption avec deux significations distinctes, vos approches sont avant tout un message adressé à une audience plus large que vos fans.

J’aime avoir un retour des gens qui écoutent ma musique, surtout quand ils disent que j’ai été source de motivation, mais je ne veux pas qu’ils me voient comme un leader dans ma communauté ou comme quelqu’un qui ferait du prosélytisme. Je n’aime pas rentrer dans tout ce qui est politique ou qui y ressemble, avoir à justifier un statut et ses prérogatives. Je suis juste un rappeur qui utilise sa voix et quand des gens te disent que tu as pu les aider à sortir d’une dépression, je peux te dire que c’est un sentiment incroyable. On se nourrit du savoir des autres, c’est important pour moi et c’est ce qui m’anime jour après jour. C’est ma voix qui m’a permis d’être là où je suis actuellement. Les gens arrivent à la reconnaitre lorsqu’un morceau passe et c’est une bénédiction, un don de Dieu. Ma mère avait l’habitude de me dire à chaque fois « Ecoute, tu seras quelqu’un et tu accompliras de grandes choses. Ne lâche pas l’affaire. » Pour moi Bob Marley était un prophète et si les gens me considèrent comme tel, ça me va mais ce n’est pas un but en soi pour moi.

Mais encore ?

Je ne souhaite à personne de vivre la vie que j’ai vécue. Vraiment. Mais parfois tu dois traverser des épreuves et accumuler de l’expérience. Je ne connais pas une seule personne qui quittera ce monde sans avoir fauté une seule fois. Même les gens les plus riches traversent des périodes difficiles, alors imagine quand tu n’as rien. Quant à ceux qui veulent quand même vivre une existence de rêve, ils doivent grandir et évoluer dans des environnements où il faut passer par des actions radicales, commettre des actes répréhensibles par la loi et aux yeux de Dieu. C’est un fait, c’est ce qu’il se passe tous les jours et c’est de là que je viens. Tu sais, j’adore balancer quelques connaissances de temps en temps, j’appelle même ça les « bijoux pour l’esprit ». Quand les gens pensent que je vais rapper de la merde, je balance 2-3 scuds que les plus avertis comprendront.

On passe de Jay Rock à Jay « Woke » [« conscient » en anglais, ndlr].

Comme je te disais au début de la discussion, ces choses ont toujours été présentes à la maison, je n’allais pas à l’église ou dans d’autres lieux de culte mais cette philosophie, cette spiritualité a toujours été gravée en moi. Je connais la Bible par coeur, pourtant, je ne suis pas si religieux que cela et je ne prêcherai jamais. Durant mon existence, j’ai eu la chance d’en apprendre un peu plus sur plein de religions et selon moi, cela devrait être un devoir auquel chacun devrait se plier. Il faut essayer de comprendre la mécanique de chacune et très vite, tu te rends compte que les enjeux, les leviers sont tous les mêmes. Toutes les grandes religions sont identiques, il n’y a que leur pratiques qui les différencient.

Et la question que tout le monde se pose : à quand un album du Black Hippy ?

Essaie d’avoir Top au téléphone ! Si tu y arrives, fais-lui savoir que le monde entier a besoin de cet album. On n’est jamais sûr de rien, alors tenez-vous prêts, un album pourrait bientôt arriver. Quand je suis en studio avec les autres, c’est comme si on réunissait la Justice League. Lorsqu’on est réuni et qu’on écoute des sons, rien ne nous semble impossible, on pourrait te terminer un album en trois jours. La vérité c’est qu’actuellement, chacun est focalisé sur sa propre carrière. Kendrick a reçu les clés de la ville de Compton et il est toujours à l’affût niveau musique, il travaille sans relâche à perfectionner son talent. Ab-Soul bosse sur son album en ce moment et je crois que Q sortira son projet après le sien. Comme tu peux voir, on est assez occupé en ce moment. Mais le Black Hippy dans une même pièce ? C’est limite trop facile pour nous. Tellement facile qu’on a l’impression de ne jamais s’être quittés malgré les tournées, les promos et le reste. Comme au bon vieux temps. Alors, appelle Top et harcèle-le.

Donne-moi son numéro et je l’appelle de suite.

Doucement, ne vas pas si vite en besogne. [rires] Quoique, ça serait marrant de te passer son numéro mais je dois m’assurer que de son côté ça ne le dérange pas. T’as l’air cool mais je ne te connais que depuis 30 minutes. [rires] Le meilleur truc à faire ? Espère très fort mec, il faut y croire.

Il y a quasiment 6 ans jour pour jour, nous interviewions Kendrick dans la pièce juste à côté. Quand on lui a demandé qui au sein de TDE était le membre le plus chaud, il a simplement répondu qu’à ses yeux, il était le plus fort. Il y a 2 ans, j’ai posé la même question à Schoolboy Q et il a répondu que c’était impossible que des mecs aussi moches que vous puissiez être meilleurs que lui. Et toi, t’en penses quoi ?

[rires] Je suis le meilleur, c’est une évidence. Je suis celui qui leur a ouvert la voie. Je suis leur « top dawg » ! Je les considère comme mes petits frères.

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