Koba LaD, Diddi Trix, Gambi : le rap français aurait-il trouvé sa voix ?
En 2019, les succès majeurs du rap français sont portés par les voix singulières des rappeurs de 20 ans : Gambi, Koba LaD et Diddi Trix en tête de file. Des succès qui auraient été improbables il y a encore quelques années. Car s’il a pu être influencé par leurs homologues américains et quelques précurseurs français, le trio n’aurait jamais pu prendre cette liberté si les nouvelles générations d’auditeurs n’avaient pas changé la conception que l’on se faisait de la virilité et du talent dans le rap. Explication.
Illustrations : @cherifkid
« Ne me dis pas qui je suis, ne me juge pas le ciel le fait déjà. Tant d’ennemis qui me fuient, 9.2.i n’en laisse pas le choix. » On est en novembre 2008 et Booba pousse la chansonnette sur les refrains. Au revoir les chanteuses r&b, bonjour les envolées aiguës autotunées. Avec 0.9, la carrière du rappeur prend un tournant décisif. Déprécié à sa sortie, ré-évalué dix ans après, le disque marque un moment de l’histoire du genre francophone où celui-ci se cherchait… et a mis onze ans à se trouver. À l’époque, la prise de risque était réelle. Après tout, ce Booba au high pitch de 2008, c’est le même Booba qui avouait forcer sur sa voix volontairement en 1995 et qui laissait Kayna Samet gérer ses refrains. Alors forcément, la virilité en a pris un coup. L’image du rappeur bling-bling également. Booba s’affirme pourtant, musclé sur la cover, le regard froid, à la 50 Cent. Les propos ne changent pas non plus : toujours aussi forts, virulents. Comme pour équilibrer un produit dont la qualité n’était destinée à être jugée comme elle se devait que des années après.
Évolution de la voix de Booba de 1995 à 2008 :
Homme assumé, rappeur androgyne
Le constat témoigne de toute la difficulté que le rap français avait à se ré-inventer en entamant la décennie 2010. Des années aussi décisives dans le développement des artistes des nouvelles générations que dévastatrices pour ceux qui étaient déjà en place. Au-delà de l’auto-tune et des avancées technologiques liées au traitement de la voix dans la musique, les années 2010 ont été le lieu d’une nouvelle ère où les artistes se sont émancipés et ont cherché à cultiver leur différence, à la faire entendre.
Et si auparavant cette recherche passait par la capacité à être techniquement meilleur qu’un autre, les ascensions d’artistes comme Young Thug, Playboi Carti ou Lil Uzi Vert témoignent surtout d’un affranchissement global des nouvelles générations face à la charte établie par l’opinion commune de ce que devait être un « rappeur » : un homme grand, musclé, viril, à la voix grave, musclée, virile.
« Thank God for Auto-Tune. »
– Kanye West.
Pourtant, rares ont été les artistes français qui ont réussi à capter en amont la vague révolutionnaire qui s’opérait outre-atlantique avec l’auto-tune. Car chez l’Oncle Sam, bien avant que Booba, La Fouine ou Mala s’y mettent en France, c’était le duo T-Pain/Kanye West qui a bousculé les codes de la pop music. Avec Epiphany et 808’s and Heartbreak, respectivement sortis en 2007 et 2008, les deux artistes propulsent un outil utilisé auparavant comme un accessoire à celui de nouvelle arme du processus créatif.
D’un côté, T-Pain cristallise avant l’heure le mariage que le rap va connaître avec le chant au cours de la décennie 2010. De l’autre, Kanye West (au travers de l’influence et avec l’aide de Kid Cudi) érige avec 808’s and Heartbreak l’hypersensibilité, et dans une moindre mesure les troubles dépressifs, comme un nouveau format à approfondir, bien loin des carcans thématiques récurrents de l’époque.
Résultat, au fil des années qui suivirent, c’est toute une imagerie de la masculinité façon pub Gillette qui s’est déconstruite, autant dans l’apparat que dans le propos. Young Thug pose nu sur la cover de Barter 6, enfile une robe sur Jeffery, appelle ses potes « baby », « boo », « bae », et avoue sans problèmes que « 90% of [his] clothes are women’s ». Lil Uzi Vert assume s’habiller chez les femmes parce qu’il a déjà tout acheté dans les rayons hommes. Lil B porte des boucles d’oreille de grand-mère dans un clip en 2011 et s’en explique : « It’s just being yourself and embracing what connects to you. I think life is a constant growing. You grow everyday and that links back to fashion. You grow. » Jaden Smith, Trippie Redd, A$AP Rocky, Playboi Carti, Kanye West… tous s’amusent à s’assumer dans un style qui leur est unique et absolument personnel.
« Young Thug : pédé ; Lil Uzi : pédé »
– Alpha 5.20.
Cette ouverture de la masculinité vers des horizons plus larges suit les évolutions naturelles de la société. Elle a notamment été stimulée dans le rap des 2010’s grâce à Young Thug et à Playboi Carti, qui n’auraient jamais pu devenir ce qu’ils sont aujourd’hui sans avoir été les artistes majeurs de ce renouvellement. Dès ses premiers hits en 2014, Young Thug s’affiche comme un OVNI de la musique par sa capacité à moduler sa voix comme un pitch ambulant. En s’approchant d’une expression presqu’androgyne sur certains morceaux, il participe à l’explosion de la « voix » dans la musique rap et interpelle la curiosité de ses pairs et des auditeurs par la facilité avec laquelle il la manie sans avoir pris un seul cours de chant.
Quant à Playboi Carti, son ascension depuis 2017 a bien plus à voir avec son aptitude unique à adopter une baby-voice qu’avec ses réels talents de rappeur. Un fait que l’on peut vérifier en écoutant sa performance sur « EARFQUAKE », single du dernier album de Tyler, The Creator. Une performance que Tyler lui-même a considéré comme étant impossible à retranscrire (“CARTI LYRICS CANNOT BE TRANSCRIBED”). Car les paroles n’ont aucune autre utilité que d’accompagner la dense composition du morceau : elles deviennent un instrument en plus, comme si Tyler avait ajouté une guitare, un saxo ou une ligne de basse. Une chose que Kendrick Lamar, Eminem ou Redman avaient compris dès le début de leur carrière, bien au courant qu’il y a certes les bons mots à choisir, mais surtout plusieurs bonnes manières de les dire.
La voix : l’arme principale du rappeur français pour cultiver sa différence en 2019
Dans une décennie portée majoritairement par la génération 2000, sujette à une élévation notoire des problématiques liées à l’identité et au genre ; la musique rap, en étant celle qui rassemble le plus de millenials aux États-Unis et en France, devient naturellement le principal vecteur de ces dits questionnements. On l’a bien vu avec l’ascension monumentale de XXXTENTACION : s’il a pu devenir a lui seul le symbole de toute une génération, c’est en partie dû au fait que ses deux albums 17 et ? abordaient des sujets qui faisaient échos auprès de la génération Z, à savoir les troubles dépressifs et la quête d’identité.
Normal donc, qu’un artiste avec une voix singulière, un style personnel et une attitude unique captent l’attention d’un public qui, toute sa vie durant, cherche à se différencier du monde qui l’entoure. Que le grand public ait pu s’intéresser à Young Thug ou à Playboi Carti, forcé par l’incapacité de les ignorer, c’est un fait. Que les diggers se soient plongés dans l’avant-carrière de ces artistes, portés par la volonté de rechercher leur absolue différence avec ce qui était à l’époque mainstream, c’est aussi un fait. Néanmoins, leurs succès respectifs tiennent beaucoup plus de leur singularité vocale, musicale et vestimentaire que de leurs propos ou de leur technicité.
C’est justement ce qu’affirme Dr. Sharese King qui, interrogée par Genius, a décortiqué l’une des raisons premières pour laquelle le public d’aujourd’hui peut s’intéresser à Playboi Carti : « Les auditeurs des nouvelles générations veulent être subversifs. Ils veulent être différents et être entendus différemment ; alors ils estiment sans doute que ce genre de performance rejoint ce désir. »
Un propos que Sacha Lussamaki, A&R pour Def Jam France et président du label BlueSky s’est permis d’affiner lorsqu’on l’a questionné au sujet de sa décision de signer Koba LaD début 2018 : « Moi aussi, je suis victime de ce phénomène. Aujourd’hui, il y a tellement de rappeurs que dès que l’un d’eux se démarque par sa voix, il sort du lot. Ça ne veut pas dire qu’il va vendre des disques et avoir une économie fructueuse, mais c’est déjà une grande étape de franchie de sortir du lot. Alors si j’entends une voix différente, ça va naturellement capter mon attention plus facilement. C’est comme dans un monde où toutes les publicités sont en noires et blancs, et tout à coup, tu vois une publicité en couleur : avant de savoir si elle est bien ou pas, elle va capter ton attention. »
C’est aussi ça, le problème. C’est qu’avec le baby-boom des rappeurs depuis 2015/2016, les chiffres ont explosé. Résultat : les contrats tombent, les signatures se multiplient et les carrières se défont encore plus rapidement qu’elles ont débuté. Le marché actuel étant ce qu’il est, dur, complexe et sanguinolant, bien malin est le rappeur qui profite de la particularité de son timbre vocal pour s’en sortir indemne – enfin, si tant est que l’équipe qui l’entoure lui apporte des bons conseils. Car en 2019, il ne suffit que de ça. C’est la culture du buzz, et c’est ce qu’ont vécu respectivement Koba LaD, Diddi Trix et, tout récemment, Gambi.
« Si on remonte plus loin, on voit qu’un Gainsbourg avait une nonchalance et une voix bien marquée, Cabrel un accent prononcé, idem pour Brel. »
– Sacha Lussamaki.
Quand le premier sort « Freestyle #Ténébreux1 », on s’amuse à le comparer à Homer Simpson. Quand le second envoie « Pétou », on pense à l’accent des vieilles femmes riches du 16ème arrondissement de Paris-anh. Et quand le dernier envoie sa série « Makak« , on ferme les yeux et on imagine Mbappé poser le son au studio. Ces seules comparaisons venant du public, stimulées par les rappeurs eux-mêmes, ont suffit à les élever au rang de rookies presque impossibles à ignorer sur les réseaux.
Il ne restait plus qu’à capitaliser dessus et le tour était joué pour en faire les stars de demain. « Quand Koba et son équipe ont signé, ils avaient déjà ‘Train de vie’, rappelle Sacha Lussamaki. On a mis rapidement en place une stratégie pour clore la série de freestyles et envoyer un son au format album. Ils ont automatiquement proposé le morceau. C’était le tout début de Koba, et c’était une grosse prise de risque vu comment l’auto-tune est poussée. Mais ça a été et c’est toujours son plus gros succès en solo. »
Le constat est d’autant plus visible avec l’ascension de Diddi Trix ou de Gambi, deux rappeurs qui, à la différence de Koba, n’ont pas naturellement la même voix que celle qui sort du micro en studio. Tandis que le premier connaît un succès en appuyant sur les syllabes de fin de phrases et en augmentant sa tonalité vocale d’une octave, le second s’accapare la prétendue ressemblance avec le joueur de foot français et connait son premier hit avec le morceau… « C’est moi Mbappé ».
« Il y a clairement de plus en plus de rappeurs avec des voix particulières, mais certains forcent le délire, en pensant qu’il suffit uniquement d’avoir ou de faire une voix bizarre pour réussir. »
– Diddi Trix.
Propulsé par la particularité de leur timbre vocal, le trio enchaîne les millions de vues. Facile. Et quand on l’interroge sur le sujet, Diddi Trix est assez lucide quant aux raisons qui ont fait ses premiers succès : « J’ai su que ma voix pouvait être un atout en plus à partir de ‘La Puenta’. Et je pense que les gens ont d’abord kiffé le délire matrixé que je faisais avec, avant de se pencher sur mon talent réel. Je ne sais pas trop si les Américains ont influencé la France sur ce point, mais ce que je sais c’est que la voix particulière, c’est quelque chose de nouveau pour les français. Du coup, ça frappe fort si c’est de la bonne musique. Et ce dernier point est important : quand je regarde le rap français aujourd’hui, il y a clairement de plus en plus de rappeurs avec des voix particulières, mais certains forcent le délire, en pensant qu’il suffit uniquement d’avoir ou de faire une voix bizarre pour réussir. Le talent, ça reste quand même important, il ne faut pas forcer non plus. »
Il est certain que la prochaine décennie du rap va connaître beaucoup de nouveaux artistes qui souhaiteront cultiver leur singularité par tous les moyens. Et si les cheveux colorés, les face-tattoos et la lean ont servi d’outils majeurs pour les artistes de la fin des années 2010, la voix en est aujourd’hui l’utilitaire principal. Il suffit de regarder les moyens-succès de cette année, où les rappeurs que l’on considère comme les rookies 2019 bénéficient tous d’une voix particulière ou travaillée en ce sens : Chily, Digba (Key Largo)… Pourtant une question demeure : seront-ils vraiment des artistes intéressants à suivre ?