Argent du streaming : pour le rap, la fête est finie ?

La révolution qui se profile dans le streaming pourrait entrainer une baisse des revenus du rap de plus de 20%. Cette révolution, c’est celle d’un passage de répartition des revenus sur le modèle du User Centric. Ça veut dire quoi ? Pourquoi ça fait débat ? Pourquoi le rap prend-il trop d’argent pour certains ? On vous explique.

Comment artistes et labels sont-ils payés pour les streams qu’ils génèrent sur les plateformes ? Est-ce que la manière dont ces plateformes calculent actuellement leurs revenus est équitable ? Certains pensent que non et estiment que le rap accapare de manière injustifiée une trop grande part du gâteau. Ils sont nombreux depuis des années dans l’industrie et une actualité récente est venue apporter de l’eau à leurs moulins.

Le modèle du User Centric c’est une méthode de répartition des revenus générés par les abonnements streaming que défendent un certain nombre d’acteurs de l’industrie. Impossible à mettre en place lors des premières années de Spotify, Deezer et consorts, la méthode du User Centric pourrait demain être utilisée pour décider dans les poches de quels artistes vont les revenus générés par nos abonnements aux plateformes de streaming. Et, en toile de fond, se dessine une opposition entre les acteurs du rap et des musiques dites « urbaines » (à défaut de mieux) et les professionnels œuvrant dans d’autres genres musicaux. Les uns appelant à plus de justice, les autres y voyant une nouvelle manière pour une partie de l’industrie de mettre des bâtons dans les roues d’un genre qu’elle n’a jamais vraiment apprécié. Avec un enjeu que l’on peut résumer ainsi en grossissant le trait : la baisse non-négligeable des revenus d’une bonne partie des rappeurs et labels de rap et de rnb, au profit du reste de l’industrie. Et ce 27 janvier, un rapport du Centre National de la Musique est revenu raviver les débats.

Abonnement contre abonnements

Imaginez que votre abonnement à une plateforme génère chaque mois 6€ à répartir aux labels et artistes. Puis que vous allez une seule fois dans le mois sur la plateforme, pour y streamer 3 fois le même morceau de Laylow. À qui vos 6 euros vont-ils être envoyés ? À Laylow, son label et son distributeur, puisque vous n’avez écouté que lui ? Il s’avère que non. En fait, la plateforme de streaming additionne l’intégralité des revenus générés par les abonnements et la publicité dans un pays sur un mois donné, et divise cette somme globale selon le nombre d’écoutes de chaque morceau (avec une valeur différente selon le type d’abonnement). Donc, selon leur volume. Alors, sur vos 6 euros, seules quelques poussières de centimes seront reversées à Laylow et ses partenaires. Et Ninho, Jul, Maes ou Nekfeu toucheront plus que Laylow sur ce que vous avez payé. Un modèle dit Market Centric, en place, que certains voudraient remplacer par un modèle où les sommes payées par chaque abonné(e) reviendraient uniquement aux artistes que cet abonné(e) écoute. Ce changement consisterait en un passage au modèle du User Centric, grâce auquel vos 6€ seraient alors effectivement reversés uniquement à Laylow, son label et son distributeur.

Ceux qui subiraient les conséquences d’un tel changement de système, ce sont les artistes écoutés par les consommateurs intensifs. Une fois cela compris, le lien de causalité avec le rap est simple à établir. Puisque qui sont ces auditeurs très actifs sur les plateformes de streaming ? Essentiellement les adolescents et jeunes adultes, qui écoutent beaucoup de musique, la plupart du temps en streaming (comme le montre le schéma ci-dessous à gauche). C’est-à-dire : la partie de la population qui permet au rap d’être la musique reine du streaming en France. Voilà donc pourquoi il semble à première vue que les revendications pour le changement de méthode de répartition des revenus soient objectivement préjudiciables pour le rap. Tandis que parmi les arguments historiques des défenseurs du User Centric, il y a l’idée que cela soit profitable aux genres qui ont particulièrement souffert du passage au streaming. Notamment la musique classique ou le jazz, voire le rock.

L’étude menée par le CNM, co-pilotée par le Ministère de la Culture et menée avec l’appui du cabinet Deloitte, s’appuie notamment sur l’intégralité des statistiques d’écoute et d’abonnement de Deezer en France, en 2019. A partir de ces données, elle compare les répartitions de revenus dans le modèle actuel avec ce qu’elles auraient été si le modèle du User Centric avait été mis en place.

De la lecture de celle-ci ressortent plusieurs enseignements principaux. D’abord, le rap serait de très loin le genre le plus impacté négativement : dans son ensemble, ses pertes se situeraient aux alentours des 20%. Suivi de musiques proches, notamment de par leur auditorat : afrobeat, rnb, reggaeton, … Les grands gagnants seraient la musique classique, le hard rock, le blues, la pop rock et la disco. On y apprend également que sur Deezer en 2019, ce sont 31% des utilisateurs qui généraient 69% des sommes reversées. On réalise ainsi que les plus impactés seraient de loin les artistes du top 10 : Jul, Maes, Gims, Ninho et consorts. Des artistes tous produits en France, ce qui nous amène à un autre constat : la production musicale française serait légèrement pénalisée par ce changement de système.

Des acteurs de l’industrie partagés

Voilà donc ce qui semble attendre l’industrie de la musique en cas de fin du Market Centric sur les plateformes de streaming. « En cas de » car pour l’instant, l’avenir est encore flou. En fait, les acteurs (plateformes comme professionnels de la production) sont partagés sur cette transition. Dans un article pour Les Jours revenant sur le rapport du CNM, le journaliste et suiveur actif de ce dossier Sophian Fanen établit ainsi un bilan des forces en présence. Il rappelle la volonté de Deezer de changer de système à l’avenir. Un enthousiasme non-partagé par Spotify ou Apple Music (qui a refusé de participer à l’étude), qui se satisfont largement du système actuel. Du côté des gros labels, Because est – entre autres indépendants – un défenseur de longue date du User Centric via son emblématique patron Emmanuel de Buretel. Les majors, elles, ne prennent pas publiquement position pour le moment. Sans leur accord, difficile d’imaginer un quelconque changement en l’absence de dispositions légales. Du côté du législateur justement, il ne semble pas y avoir de volonté de s’immiscer très franchement malgré un intérêt pour la question. Ainsi, la rapporteure du Projet de Loi Finances 2020, Françoise Laborde, y évoque ce sujet en rappelant qu’il « ne (lui) appartient pas […] de se prononcer sur ce débat complexe », sauf pour rappeler les objectifs que sont la diversité culturelle et l’existence d’un niveau correct de rémunération des artistes. Toutefois, elle y précise que les modalités de rémunération par les plateformes « doivent être a minima connues du Parlement », « compte tenu de la place majeure prise par les plateformes de streaming ». Les pouvoirs publics se souciant également, c’est logique, de l’intérêt global de la production musicale française.

Alors, pas mal de professionnels du rap espèrent que ce changement reste un simple projet souhaité par certains, qu’il ne voit jamais vraiment le jour. Leur réaction est celle d’acteurs d’un genre grandement méprisé et mis de côté par l’industrie depuis à peu près toujours. Qui ont l’impression qu’encore une fois, les détracteurs du genre cherchent à lui nuire, en trouvant la parade pour dégager le rap de sa place de genre-roi qu’il a acquis après avoir lutté contre vents et marées pour s’imposer. Malgré tout, il est difficile de ne pas reconnaitre qu’une telle réforme serait juste sur le plan éthique. Quand on achète un CD à la Fnac, on paye pour rémunérer le label et l’artiste, pas pour qu’une partie du prix d’achat soit redistribué à d’autres. Un cadre de label rap, qui souhaite rester anonyme, est favorable au changement et résume cela de manière simple : « Il y a quelque chose de très illogique actuellement : l’argent entre par une porte et ressort par une autre ». Ce à quoi il ajoute que « ça nous ferait perdre de l’argent aujourd’hui, mais demain on ne sait pas si l’on sera dans le bon wagon. Donc autant partir sur des bases équitables ». Pour lui, « c’est déjà grave qu’un changement ne soit pas intervenu plus tôt. Puisque des labels ont construit leur stratégie à long-terme sur le User Centric (c’est-à-dire en mettant le trait sur la production de rap). Donc leur back catalogue est moins diversifié musicalement, toute leur économie se base sur un seul genre musical. Et pour faire bouger des gens qui ont tout construit sur ce modèle, c’est compliqué. Mais voilà, si on laisse la situation actuelle prospérer, ça va se révéler dramatique pour certains genres. »

Malgré tout, il y a des contre-arguments qui s’entendent, mis en avant par des acteurs du monde du rap. Le fait que la production de rap soit moins subventionnée que d’autres genres, notamment. Certains rappellent aussi que le streaming ne suit pas une logique d’achat, mais une logique d’accès, qu’en conséquence les règles de rémunération n’ont pas forcément à être les mêmes. Puis, un argument fort en faveur d’un maintien du système actuel, c’est que l’essentiel du rap qui vend beaucoup chez nous est produit en France. Plus que ça encore : les artistes produits en France qui s’exportent le mieux semble essentiellement venir du rap, du rnb et de l’electro (voir le top des certifications à l’export en 2019 d’albums produits par des labels français ci-dessous). Pour être clair : si le public français et les publics étrangers achètent plus de musique produite par des labels français aujourd’hui, le rap et le rnb y sont pour quelque chose. Ce serait donc dommage de mettre à ces genres des bâtons dans les roues.

Enfin, le co-fondateur du média VentesFRap, spécialiste de ces questions, explique que si le principe du User Centric est juste, « il existe en dehors du streaming de nombreux défauts structurels qui, eux, n’ont pas été corrigés. Si on veut associer le rap à des pratiques plus vertueuses, il faut que ce soit au niveau global et pas seulement sur le terrain qui lui fait perdre du chiffre d’affaires ! Je fais notamment allusion à la faible place qui lui est accordée dans les diffusions en radio et télévision, mais aussi aux revenus associés à la sonorisation des bars à chicha. »

Un chamboulement pour l’économie du rap

Maintenant que les éléments de l’équation sont posés : quelles conséquences aurait ce changement ? Déjà, il n’y a pas que les portefeuilles des artistes qui en pâtiraient : leur présence aussi. Du côté des majors et gros indépendants en effet, produire du rap est aujourd’hui plus intéressant financièrement que d’autres sous-genres. Donc, les artistes de rap signent plus facilement, et même des labels historiquement hermétiques au rap cherchent à diversifier leurs catalogues. Dans cette même logique, les passionnés de rap se font plus facilement une place dans les labels. Un passage au User Centric pourrait mettre un frein à tout cela. Il est concevable de penser que le rap ne se portera pas plus mal sans certains labels anciennement méprisants, qui cherchent désormais à récupérer une petite part du gâteau. Mais à la fin, cela signifierait moins de signatures et de prises de risque sur des talents émergents dans le rap. Ce qui serait dommageable, à une époque d’ailleurs où les artistes avec des univers travaillés semblent plus bankables que jamais. Puis, cette importance nouvelle du rap lui permet d’avoir enfin du poids, et donc de gagner en respect et de prise en compte auprès des institutions centrales de l’industrie musicale. Un tel changement poserait un frein à cette évolution vers plus de représentation des professionnels du rap au sein des institutions qui comptent.

Du point de vue des artistes, ce rapport doit également mener à un autre questionnement. Les articles sur le sujet ont souvent tendance à considérer que les économies de tous les artistes se ressemblent plus ou moins. Or, la réalité est plus fine que cela, dans le rap notamment. Est-ce que tous les artistes de rap seraient touchés par un passage au User Centric de la même manière, ou cette méthode de répartition pourrait-elle finalement profiter aux rappeurs « de niche », qui subiraient beaucoup moins de dégâts que les plus gros vendeurs ? le co-fondateur de VentesFRap explique qu’en réalité, « certains artistes rap de niche, avec des publics très engagés, pourraient au contraire en bénéficier dans des proportions plus légères ». C’est-à-dire que des artistes comme Alpha Wann ou Triplego (et même PNL) par exemple, avec leurs fanbases fidèles, pourraient sortir gagnants de ce changement. Le cadre de label qui témoigne va dans le même sens, et ajoute que « la réflexion va au-delà d’une esthétique, puisque le User Centric serait bénéfique à n’importe quel groupe avec des fans engagés qui n’ont juste pas énormément de temps à passer sur les plateformes. Ce qui renvoie plus à des gens d’une certaine tranche d’âge, or le rap il n’y a pas d’âge pour en écouter ». Ce qui permettrait de relativiser l’impact du User Centric. Poursuivant, le spécialiste de VentesFRap précise lui que « c’est aussi un modèle qui pourrait pousser les labels indépendants à favoriser les collaborations en interne et à essayer de développer des circuits algorithmiques regroupant leurs catalogues respectifs ». En somme, cela pourrait donc être un atout dans la recherche d’identité des labels qui cherchent à construire des catalogues cohérents dans les identités artistiques et/ou dans les publics visés.

Le User Centric serait bénéfique à n’importe quel groupe avec des fans engagés.

Un cadre de label anonyme

Puis, un point mis en évidence par l’étude ne doit pas être mis de côté : ce sont les artistes du top 10 qui seraient les plus grands perdants. C’est-à-dire une minorité des artistes de rap par comparaison avec toutes les signatures en labels, en licence ou en distribution. Eux qui sont des moteurs pour leurs labels, mais qui ne sont pas les seuls à permettre de générer des grosses sommes et des emplois grâce à leur carrière. Des artistes du top 10 qui sont logiquement favorisés par les algorithmes, ce qui doit également amener à s’intéresser – au-delà des questions d’User Centric – à la manière dont les plateformes de streaming font marcher ces algorithmes qui pèsent un poids conséquent dans les volumes d’écoutes.

On l’a donc compris, cette petite révolution qui pourrait tôt ou tard arriver serait pénalisante pour  une partie de l’industrie du rap. C’est ce qui explique certains propos passionnés tenus par des acteurs du milieu. Malgré tout, les arguments en faveur d’un changement de système y compris au sein du monde du rap existent. Alors, quelle suite aura cette étude et les débats qui l’entourent ? En mars, Soundcloud annonçait passé au modèle du User Centric, qu’ils rebaptisent « fan-powered ». Fièrement, ils annoncent sur leur site être la première entreprise de l’industrie musicale à payer équitablement leurs artistes. Si Soundcloud se permet ce changement c’est qu’il n’aura d’impact que sur les comptes payants de la plateforme, c’est-à-dire très peu de personnes. Donc les premiers, certes, mais surtout les seuls qui peuvent pour l’instant se le permettre. Dans son étude, le CNM souligne la difficulté pour les plateformes de développer le modèle User Centric, notamment de par ses coûts élevés. Le changement, c’est pas pour maintenant.

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