Le flou et la confusion autour des termes réside plus dans un souci marketing et promotionnel, que dans une réflexion approfondie autour des formats. Aujourd’hui, une mixtape n’est plus un brouillon devant mener à un album, elle ne possède plus cet aspect bricolage et amateur qui l’a longtemps défini. 1994 de Hamza n’est pas un brouillon, et pourrait tout à fait être considéré comme un album. Dans le cas de l’artiste belge, le terme mixtape semble surtout signifier « premier essai en major », et non premier essai tout court. Parler de mixtape, c’est être prudent. On ne peut s’empêcher de voir dans cette appellation, une forme de syndrome de l’imposteur : on choisit d’être humble, pour mieux se valoriser, comme une forme de fausse (ou réelle ?) modestie.
Stratégie > body of work
Les albums ne cessent de s’adapter aux usages des publics. Et quand ces usages évoluent, de nouveaux formats apparaissent, comme celui des albums-playlists. Il s’agit de projets conçus comme des compilations, qui répondent ainsi à une consommation actuelle et parsemée de la musique. Le meilleur exemple en la matière est sans doute Chris Brown. En l’espace de deux ans, il est passé de projets de quatorze titres (Royalty, 2015) à des double CDs de quarante titres combinés (Heartbreak on a Full Moon, 2017). La quantité de tracks permet de satisfaire une large palette d’auditeurs. Amateurs de R&B traditionnel, férus de rap, ou auditeurs pop, chacun peut y trouver son compte, et chacun le trouve. En bref, on mise sur la quantité pour plaire et vendre à tout le monde. Plus il y a de chansons, et plus il y a de marchés et de possibles.
De son côté, Chris Brown l’assume pleinement : il interroge ses fans, et leur dit comment streamer. Dans un post Instagram aujourd’hui supprimé, il leur donnait des instructions précises : acheter l’album, partager la facture d’achat sur les réseaux sociaux, créer des comptes sur les plateformes Spotify et Apple Music pour streamer en boucle… Autant de tactiques pour assurer les chiffres, car encore une fois, il n’est ici que question de chiffres. Récemment, Justin Bieber s’est prêté au même jeu. Après avoir fourni des instructions similaires pour s’accaparer la première place du Billboard Hot 100, il a franchi un cap, en transformant littéralement son dernier album Changes en playlists.
Dans un souci de marketing et de ventes, il a choisi de fragmenter son album de dix-sept titres en une série de six EP, de cinq titres chacun. La règle est simple : un EP pour une ambiance. Pour un mood R&B, il y a R&Bieber, pour les chansons d’amour, il y a Couple Goals, pour faire la fête, il y a Party, et ainsi de suite. Il va même jusqu’à reprendre l’esthétique des playlists en jouant sur les covers, avec une image de fond colorée, et une police aguicheuse. Les visuels parlent d’eux-mêmes. Ses chansons sont réorganisées sous de nouveaux formats attractifs, et il va plus loin, en incluant d’anciens titres dans ces nouveaux EP. C’est le cas de l’EP Work From Home, composé d’anciens singles, attisant ainsi les foudres et le dédain de certains fans. L’EP devient le best-of, en plus actuel, plus court, et plus moderne.
Finalement, on donne des projets courts, car ils sont plus faciles à écouter. Niro, en France, a aussi opté pour la fragmentation. En 2019, il a sorti son album Stupéfiant en quatre fois, pas à pas, en une série d’EP intitulés « Chapitres ». Dans un écosystème où l’attention est rare, Niro a créé des micro-sorties. Stratégie audacieuse, car elle permet de tenir en haleine tout un public sous plusieurs mois, dans l’attente des chapitres à venir. Elle permet une promotion plus longue, et un intérêt étalé dans le temps. Tel un phénix, l’album se découvre plusieurs vies. « On n’a pas forcément [le temps d’écouter un album] donc on va le survoler. On va prendre deux-trois titres qu’on aime bien, et puis le reste c’est aux oubliettes. […] En envoyant quatre titres par quatre, tu laisses le temps aux gens de découvrir les sons. […] Par EP de quatre titres que j’envoyais, sur les trois premiers chapitres, les gens ont tous eu un ou deux titres préférés par EP. Donc on passe vite de deux à trois titres préférés sur un album, à six ou sept titres sur treize. C’est quasi la moitié. En termes de marketing, c’est beaucoup plus sérieux », commente Niro dans sa dernière interview pour YARD. « C’est beaucoup mieux d’envoyer au coup par coup et de faire découvrir plutôt que d’envoyer une galette de dix-sept tracks qui fait peur aux gens d’un coup. »
L’industrie produit en masse, et le public peine à suivre. Dès lors, promouvoir les formats courts, c’est mettre toutes les chances de son côté pour s’assurer un créneau dans l’agenda d’écoute déjà surchargé des auditeurs. Certains comme PNL – ou plus récemment Gambi – choisissent ainsi de miser sur les singles pour élever leur profil. Il s’agit de fédérer plus facilement et plus efficacement, en créant des micro micro-événements pour des sorties de titres, plutôt qu’un unique événement pour une sortie d’album. Une stratégie qui lui a permis d’envoyer ses trois dernières cartouches « Hé oh », « Popopop » et « Dans l’espace » au sommet du top Single. Ateyaba, dans un autre registre, dévoile une stratégie similaire. Il crée l’attente et rassemble davantage son public à chaque sortie. Il repousse l’album et démystifie cette obligation. Mehdi les défend : « Tu peux très bien sortir un morceau tous les mois et faire ta tournée des chichas ou des festivals l’été une fois que tu as un vrai répertoire. Gambi est programmé à des festivals alors qu’il n’a que trois ou quatre morceaux officiels. Je pense que sortir un album n’est plus un passage obligé. Par contre, tu dois avoir tout un écosystème qui doit aller avec. Et pour tout dire, je ne suis pas convaincu que la France ait besoin d’un album entier de 24 titres de Keblack par exemple. Par contre, je pense que si tu as un bon single de Keblack tous les deux mois, on sera tous contents et ce sera cool. »