Des Grammys au Zenith de Paris : « IGOR » de Tyler ou la victoire des freaks

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Billie Eilish, Lizzo, Lil Nas X… La sélection 2020 des Grammy Awards fait la part belle aux artistes littéralement hors-normes. Dès lors, quoi de plus normal que de voir Tyler, The Creator, papa d’une génération de weirdo, se présenter en favori pour le titre de « meilleur album rap » ?

« Je voulais ce truc depuis mes 9 ans », lâchait Tyler, the Creator en recevant le prix du « meilleur nouvel artiste » en 2011 aux MTV Video Music Awards. Selena Gomez et Taylor Lautner fuyaient presque la scène à la remise du trophée, alors que tout le collectif OFWGKTA prenait le micro d’assaut, criant et sautant comme des enfants possédés. C’était le signe d’un bouleversement : une nouvelle génération s’installait à la grande table du rap U.S, renversant les couverts et les ronds de serviette des anciens. Huit ans après cette première récompense, voici que Tyler Okonma en revendique une autre, et pas des moindres : son album IGOR a tout récemment été nominé aux Grammy Awards 2020 dans la catégorie « album rap de l’année ». Une place que notre trublion, qui vient d’annoncer un concert exclusif au Zénith de Paris le 3 juin 2020, est loin d’avoir volée.

Car en cette fin de décennie, les locomotives de l’industrie ont semblé en perte de vitesse, en témoigne Kanye West, qui s’est égaré sur le chemin de la foi avec JESUS IS KING, ou encore Chance The Rapper, dont le premier album The Big Day a globalement déçu. De quoi permettre à une nouvelle génération d’artistes décomplexés de tirer son épingle du jeu : tandis que Lil Nas X se jouait des réseaux sociaux pour imposer son « Old Town Road » en tube planétaire, Lizzo signait avec Cuz I Love You un LP en tous points hors-normes, et le tomboy Billie Eilish envoûtait son monde avec les ballades noires de WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO?. Autant de personnalités qui, au-delà même de leur art, questionnent les notions de genre, de sexualité et les standards de beauté. Pas étonnant donc que la sélection 2020 de la plus prestigieuse cérémonie musicale se soit placée sous le signe de la quête d’identité, assumée ou toujours en work in progress.

Ces nouvelles têtes du rap et de la pop n’ont pas de hiérarchie référentielle comme le mélomane borné du coin. Produits géniaux de la génération Z, ils créent leurs univers sur des textures sonores variées, corrompant la trap, l’électro ou n’importe quelle tendance du moment à la force de leur bizarrerie. Ce qui explique que la plupart de ces nouvelles œuvres soit de tels rollercoasters émotionnels, capables d’émouvoir et d’exciter à deux mesures d’intervalle. Une Nouvelle Vague weirdo qui n’aurait peut-être jamais vu le jour sous cette forme sans Tyler The Creator et ses excès arty. C’est donc un peu en grand-frère pionnier que @feliciathegoat entre dans cette course aux Grammy, menant la horde de petits monstres qu’il a engendré comme le Brain Gremlin qui invite les autres mogwais à saccager cette « civilisation » en chantant « New-York, New-York ».

Le Fantôme de l’OpéRap

De l’eau a coulé sous les ponts. Dans IGOR, Tyler n’est plus cette figure controversée d’autrefois qui blaguait sur les salaceries de R. Kelly ou Chris Brown. Il n’est plus dans cette rébellion juvénile, où il se fantasmait en serial-killer pour effrayer et choquer son prochain, traquant l’ombre de Slim Shady à la première occasion. « Si j’avais commencé à 24 ans avec Flower Boy, mec, je serais un dieu », avouait-t-il d’ailleurs à Zane Lowe dans une interview en juillet 2019 pour Beats 1. Avec du recul, l’artiste portait une analyse lucide de ses trois premiers disques : « Si le projet était cool 65 ou 70 %, il y avait quand même 30 % de ‘Putain Tyler, juste ferme ta gueule !’ Je n’avais pas réalisé que je devrais arrêter de crier sur mes sons avant mes 24 ans. » Ce cheminement se constate lorsque nous revient le cauchemar qu’était « VCR » de l’époque Bastard. 9 ans plus tôt, l’un des premiers clips d’Odd Future voyait Tyler kidnapper quelqu’un, l’enfermer dans sa cave glauque et lui raconter ses fantasmes de viol.

Flashforward : exit Ted Bundy, bonjour Igor ! Là encore le rappeur y projette ses désirs sur l’être aimé dans ce personnage de freak à la coupe au bol peroxydée. Album concept total, IGOR peint autant le début et la fin d’une relation amoureuse que sa pure affabulation. Il s’ouvre sur la création du personnage d’Igor (« IGOR’S THEME »), puis raconte son coup de foudre (« EARFQUAKE », « I THINK »), sa rupture (« RUNNING OUT OF TIME », « NEW MAGIC WAND »), son désespoir (« A BOY IS GUN », « PUPPET »), son déni (« WHAT’S GOOD », « GONE, GONE / THANK YOU », « I DON’T LOVE YOU ANYMORE ») avant de se conclure sur une impossible relation amicale (« ARE WE STILL FRIENDS? »).

Toutes ses émotions placent l’alter-ego Igor à l’opposé des psychopathes qu’interprétait Tyler à ses débuts en lui conférant un romantisme flamboyant. Cela passe d’abord par les bridges soyeux, déjà policés sur Flower Boy, qui explosent ici dans « PUPPET » et « ARE WE STILL FRIENDS? » (pour ne citer qu’eux). Mais aussi par la progression émotionnelle poignante du personnage-titre, qui s’éprend de l’autre, s’en éloigne, la pourchasse avant de capituler et de demander grâce. Mister Hyde des Temps Modernes, Igor rappelle des figures beaucoup plus anciennes et ancrées dans la culture populaire, comme celle d’Erik, protagoniste principal du roman Le Fantôme de l’Opéra, publié en 1910 par Gaston Leroux. Également désigné par son seul prénom, Erik, monstre à l’origine de plusieurs mort mystérieuses dans l’opéra Garnier, s’était amouraché d’une cantatrice du nom de Christine Daaé. Il se révélait finalement âme torturée et artiste maudit en la séquestrant dans son antre pour lui faire écouter le chef d’œuvre symphonique qu’il composait en secret. Comme si l’auditeur était la captive et Igor nous faisait écouter son album. Comme si sa virtuosité était la seule issue à sa vie, sa seule beauté face à sa laideur, sa seule promesse d’amour devant le monde entier.

Tyler, The Creator viendra défendre son album IGOR au Zénith de Paris le mercredi 3 juin 2020. Les places seront en vente dès le 27 novembre à 10h sur DICE.

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