On a inversé les rôles : les rappeurs français questionnent nos médias
Tous les médias parlent de rap. Mais que pensent les rappeurs, eux, des médias ? Le journalisme rap, en France, est-il toujours pertinent à leurs yeux ? Ont-ils un réel intérêt à se prêter au « jeu » de la promo ? En quoi les médias leur sont-ils utiles ? Autant de questions que l’on s’est posées, mais que l’on a surtout posées aux artistes, et que l’on compile aujourd’hui dans ce long dossier.
Illustrations : @bobbydollaros
En 2016, Yérim Sar, dont la récente suspension par la radio Mouv’ nous questionne à point nommé, signait ici le testament du journalisme rap en France. Un peu plus tard, en 2018, notre rédacteur Shkyd nous expliquait que ce même journalisme spécialisé avait cessé de s’aventurer sur le terrain de la véritable critique, laissant copinage, manque d’objectivité et peur gangréner notre travail. Et ce, à l’endroit même où les médias généralistes, eux, peinent à dépasser approximations et préjugés dans leur approche du rap, mais ne cessent pourtant d’en parler. Parfois de façon pertinente, parfois beaucoup moins.
Parce qu’il est à double tranchant, le jeu des médias reste donc dangereux pour les acteurs du rap game. De quoi se demander si nos rappeurs ont toujours un réel intérêt à le jouer. Ces derniers ont plus que jamais leur mot à dire : à l’ère des réseaux sociaux, lyrics acerbes, vidéos parodiques, tweets à bout portant et lassitude palpable en témoignent. Alors plutôt que de continuer à réfléchir de notre côté, nous les avons interrogés à travers dix entretiens de près d’une heure, enregistrés en deux mois.
Dix entretiens, dix profils complémentaires. Le premier avec un(e) attaché(e) de presse parisien(ne) qui nous a aidé à comprendre les enjeux d’une stratégie de promotion pour un artiste, son équipe et son label. Les neuf autres, avec des rappeurs-ses représentatifs-ves de la variété de la scène rap actuelle. Bolemvn, Chilla, Disiz, Jok’Air, Médine, Safia Bahmed-Schwartz, Soso Maness, Tengo John, Zed Yun Pavarotti : tous ont répondu pour nous à des questions trop rarement posées, afin de nous aider à mieux comprendre notre rôle.
L’interview : banalité ou exercice délicat ?
DISIZ :
« Les interviews, ce n’est pas quelque chose que j’aime, à la base. Ça dépend de comment elle est menée bien sûr. Je transforme toujours tout en discussion, car pour moi je n’ai pas à expliquer ce que je fais. À partir du moment où on explique, ce n’est pas qu’on dénature, mais… Moi-même je ne sais pas trop ce que je fais en fait. Encore plus maintenant : je travaille beaucoup sur l’émotion, sur l’idée de retranscrire ou de traduire une émotion, c’est vraiment compliqué à décrire. Je trouve ça plus beau et plus intense de le faire en art, avec une musique et avec un processus artistique que de le faire de manière directe. C’est un peu trop froid. En fait, je dirais que c’est un mal nécessaire. »
BOLEMVN :
« Ce n’est pas naturel, tu deviens quelqu’un d’autre. Avant, je disais : ‘Moi, les gars, je ne sais pas parler.’ C’était vraiment grave ! On me disait que ça allait bien se passer, mais ce n’est pas du tout pareil que de parler dans une chanson. Ma tête était bizarre devant la caméra, ça se voyait que j’étais stressé. Et puis, il ne faut pas se répéter. Depuis, j’ai appris et j’ai évolué. Je regarde fort les interviews des autres, pour voir si la personne parle bien. J’essaye d’apprendre d’eux. Et maintenant je m’en fous, je suis moi, fin. Je dois encore bosser là-dessus, mais en fait j’aime bien qu’on me pose des questions. »
MÉDINE :
« En fait, moi, je fantasmais les grands tribuns des années 1980, tous ces gars qui savaient s’exprimer habilement devant la caméra et devant un micro. Ça fait partie de mon patrimoine, de ce qui nourrit mes textes et mon imaginaire de leadership. Par mimétisme, j’avais envie de leur ressembler. Je prenais parfois des costumes qui pouvaient être trop grands pour moi. Je le vivais un peu à la manière de Mbappé qui voulait jouer comme Thierry Henry à l’âge de douze ans. Malcom X et Luther King étaient mes exemples. Mais j’aime bien discuter. J’aime bien le dialogue. J’aime bien qu’on s’intéresse à ma musique. Je conçois que j’incarne pas mal de choses sur le plan social et culturel, que j’additionne certaines étiquettes et que ça peut être intéressant pour un journaliste. Je suis content de ne pas servir la réponse que certains pourraient attendre de moi. J’aime bien déconstruire. »
Pourquoi toutes les portes ne sont-elles pas ouvertes ?
SAFIA BAHMED-SCHWARTZ :
« Il est arrivé que mon attachée de presse ou moi fassions un pas vers un journaliste et que la personne nous réponde que je n’avais pas assez de notoriété. Dans ces moments-là, tu as l’impression d’être sur le point de rentrer en boîte et qu’un videur te dit : ‘Désolé, c’est pour les habitués.’ Parfois, c’est ce que je ressens. Mais quand je vois que Cardi B utilise son ‘média’ à elle, Instagram ou Twitter, pour justifier et expliquer un statement, je me dis que je n’ai pas besoin de lire d’autres articles après. Les réseaux sociaux et les médias sont poreux, les journalistes ont repris sa déclaration et, pour ma part, après l’avoir lue, je n’ai pas eu besoin de lire d’articles par la suite. Je trouve ça inspirant. »
SOSO MANESS :
« Mon attachée de presse a été un radeau de sauvetage pour moi. Je n’ai rien choisi, je lui ai fait confiance les yeux fermés et elle a charbonné pour que je puisse bénéficier de toute cette lumière et de toute cette exposition. Du coup, à la sortie de mon album, j’ai enchaîné les médias et les plateaux. C’était la première fois que je participais à une séance intense de rencontres avec les médias et je trouve que c’est une chance. Je me suis tellement plaint de ne pas en faire que je m’étais dit que j’avais une carte à jouer. Et ça a changé l’image que je renvoyais, avec le quartier, la prison, et ce que j’ai pu véhiculé dans ma musique et mes paroles — même si je n’ai jamais fait l’apologie du crime ou du trafic de stup’. Finalement, on a dit à Paris que Soso Maness était un bon client pour les interviews, c’était bien la première fois de ma vie qu’on disait que j’étais un bon client ! »
JOK’AIR :
« Les médias généralistes m’ignorent. Je ne plais pas à la ménagère. Des versions du pourquoi du comment, j’en ai entendu dix mille. Je ne suis jamais entré en radio. Une fois, j’ai sorti un morceau qui devait y entrer et le programmateur m’a dit : ‘Non, ton morceau est trop bien, mes auditeurs sont des chauffeurs-livreurs.’ Du coup, en tant qu’artiste, je me dis que je n’ai rien à faire dans cette radio, mais c’est désolant. Pourtant, je n’en veux à personne. Je m’en veux à moi-même. C’est pour ça que je bosse tout le temps, pour ne plus entendre ce genre de conneries. Je suis dans un entre-deux, c’est moi-même qui l’ai cherché et le jour où j’aurai trouvé ma place c’est que j’aurai vraiment créé quelque chose, c’est ça que je trouve excitant. »
Le bad buzz peut-il être fatal ?
MÉDINE :
« ‘Qui se justifie se crucifie.’ J’y crois dur comme fer. Quand on dit des choses fausses de toi et que tu essayes de rétablir la vérité, on ne te croit qu’approximativement. ‘Il a forcément quelque chose à se reprocher.’ Tu n’as pas d’argument contre la mauvaise foi, quand quelqu’un a décidé de te mettre dans la tourmente. On va te trouver un rapprochement qui est là quelque part, du coup tu ne fais que te raccrocher à des branches cassées. Ma première réaction, c’est de vouloir répondre frontalement. Ma deuxième réaction, c’est de réagir carrément à l’inverse, en prenant le contre-pied avec beaucoup de sarcasme. Mais je ne le fais pas non plus, au risque d’être terriblement incompris. Je sais que ça va se retourner contre moi. Et je ne veux pas rajouter au malheur. Donc tout ça, je ne le fais pas. Ma posture actuelle, c’est le silence. Et de répondre en musique. En incarnant ce que j’ai envie de véhiculer. Pas en me justifiant. Je ne vais pas dire : ‘Je suis un rappeur conscient’ ou ‘Je suis un rappeur à texte, à message’. Non, je m’efforce d’incarner le texte, la conscience qu’il peut y avoir dans une action anodine. Mais pas de l’expliquer. »
JOK’AIR :
« Je ne vais pas toujours jeter la faute sur les autres. Souvent, on s’explique mal ou on dit mal les choses. On est des êtres humains, on dit ce qu’on pense et ce qu’on pense aujourd’hui, ce n’est peut-être pas ce qu’on va penser demain. Et le média, lui, reste. Parfois, tu veux bien faire et tu agis mal, parfois, tu agis bien, mais les personnes autour de toi agissent mal, parfois, tout le monde agit bien et ça se passe très bien. Mais essayer de se justifier, aujourd’hui, c’est inutile. Dans notre ère, il se passe quelque chose chaque jour. Sur Twitter, chaque heure, chaque TT [trending topic, ndlr] est différent. Ça veut dire que si tu t’es planté une fois, on va te tomber dessus, mais dans vingt-quatre heures, le lendemain, c’est fini. Tu peux te planter et t’en foutre. Tu peux dormir et te réveiller, et il y a une autre personne qui s’est plantée et c’est comme ça ! »
Quels sont les formats préférés des artistes ?
ZED YUN PAVAROTTI :
« Les médias plus généralistes se basent beaucoup sur mon histoire et peu sur la musique, alors que les interviews rap sont ciblés sur la musicalité, les codes, ils essayent de m’identifier dans le paysage rap. L’analyse est plus littéraire. Moi, c’est ce que je préfère, mais le premier est également important. En tant qu’auditeur, les mecs que j’adore, j’aime bien aussi les entendre parler de ce qu’ils ont fait le week-end dernier. Ce qui est cruel en revanche, c’est les questions/réponses, surtout à l’écrit. Tu n’es pas dans l’idée, tu es vraiment dans le mot. »
DISIZ :
« Je préfère les portraits écrits avec un journaliste. Quand c’est écrit, il n’y a pas le miroir déformant des apparences, des a priori et du body language. Parce que tu peux être stressé ou intimidé et avoir un geste qui va envoyer une information aux gens qui regardent qui signifie le contraire. Ce que j’aime bien avec Konbini, sans les défendre, c’est que ce n’est pas Le Monde, ce n’est pas Médiapart. C’est de la pop culture, tu survoles avec plaisir, tu manges un bonbon. Tu sais que c’est ça que tu vas chercher, et c’est ça qu’on te donne. Par contre, si Konbini commence à se prendre pour Médiapart ou inversement… »
CHILLA :
« J’apprécie quand un média entreprend de faire découvrir l’artiste sous un angle plus ludique que ce qu’on a l’habitude de voir, quand l’on peut cerner ma personnalité en tant qu’être humain. En tout cas, je prends du plaisir en promo à partir du moment où l’on m’amène un concept un peu délire, un peu surprenant. »
JOK’AIR :
« Mes formats préférés sont ceux où l’on suit un artiste sur une journée, un genre de télé-réalité d’artistes, un genre de vlog. Entre les DayToday de Wiz Khalifa et L’incroyable famille Kardashian, il n’y a qu’une rue. C’est ça que je kiffe, je l’ai fait avec plusieurs médias et plein de gens ont appris à me connaître comme ça : ils voient comment je suis vraiment, au réveil, quand je fais des blagues… Wiz Khalifa, je n’étais pas fan de ouf de sa musique, mais du fait de le voir jour le jour, j’avais l’impression que c’était un mec que je connaissais, et je suis “tombé fan de lui” grâce à ça. C’est con, mais apprendre à aimer humainement, ça m’a poussé à aimer l’artistique. À comprendre l’artistique. »
Télévision et rappeurs: définitivement incompatibles ?
DISIZ :
« À l’époque, quand j’étais invité sur un plateau, j’étais content. Quand tu es un petit mec qui a grandi seul avec sa mère, qui n’a pas d’oseille, qui a vécu des trucs assez compliqués, le fait d’être là, tu le vois comme une fête. Tu es content. Il y a une espèce de célébration, et puis moi je restais poli, j’ai été éduqué comme ça. Et d’un autre côté, tu es vite désenchanté. Il y a quelque chose de faux. Le plateau est plus petit que ce que tu crois, c’est long, tu n’as pas le temps de parler, tu dois abréger. La personne en face de toi a une oreillette, il y a tous ces passages filmés qui ne seront pas diffusés alors que toi, tu es dans une discussion. C’est étrange, je n’aime pas ça. Mais à l’époque j’étais très jeune, on attaquait tout le temps les mecs de cité et en voulant redorer leur blason, je me suis un peu perdu.
En fait, il faut apprendre à dépasser la personne qui est en face de toi et qui cherche à catégoriser. Qui est dans une scénarisation de la vie sociale, où l’on attribue des rôles à chacun. Vu que je suis un rappeur et que je viens de la cité, moi, je suis considéré comme un représentant de la cité : mais non, pas du tout en fait. Je suis un individu qui a grandi là, qui représente pas mal de choses certes, mais surtout ma musique et moi-même. C’est très complexe et c’est une injustice, parce que quand on invite un artiste de variété, il n’arrive pas avec tout ce bagage et toutes ces problématiques-là. »
CHILLA :
« Les émissions comme celles de Ruquier ou Ardisson sont celles que j’appréhendais le plus. Elles existent depuis des années : des écrivains, des politiciens, des chanteurs et surtout des rappeurs y sont allés et se sont fait taper sur les doigts. Donc moi, quand j’arrivais sur ces plateaux, je me disais : “Ok, on va encore me mettre dans une case, on va peut-être essayer de tester ma culture pour prouver que je viens d’un milieu qui n’est pas assez cultivé”. Il y a des grands esprits qui vont sur ces plateaux, qui maîtrisent leur manière de parler, donc je ne me suis jamais sentie légitime de parler à la télé, j’avais peur de ne pas être assez intellectuelle pour assumer ça. Mais je me suis dit qu’on allait voir et j’ai eu la chance de tomber sur des gens bienveillants. »
MÉDINE :
« J’aime beaucoup l’attitude des spécialistes du rap qui consiste à refuser d’aller servir la soupe de la télévision, du vilipendage permanent du rap où l’on n’exprime que des choses à travers l’angle de la violence et des choux gras. Il y a un truc pervers qui s’installe, qu’on a pu constater avec le slam par exemple. Tu deviens tout de suite une espèce de singe savant en opposition au reste du rap. “Toi tu es intelligent. Toi tu n’es pas comme eux. Toi tu es différent. Eux, ils sont violents.” Mais de là à se dire : “Viens, on n’y va plus” : non. C’est à nous de nous adapter, de comprendre le système et de le casser, lui et la simulation qui est en train de se jouer devant nous. Ça va faire des dégâts, on va être maladroits une fois, deux fois, trois fois, et puis la quatrième fois, il y a un mec qui va arriver, qui aura tout compris et qui va casser cette simulation en étant brillant à la télévision. Et en ne servant pas d’instrument contre le reste du rap. C’est ça la vraie gymnastique. »
Les médias sont-ils opportunistes ?
JOK’AIR :
« Avant, les grands médias crachaient sur le rap. Aujourd’hui, s’ils placent leurs chouchous, c’est parce que ça fait vendre. Mais ils n’aiment pas cette musique. Et ils essayent de nous imposer leur menu. Ce sont les antihéros du rap qu’ils mettent en valeur. Ce sont les anti-rap : des rappeurs qui vont à l’encontre de ce que le rap représente. Ils essayent de les faire passer pour les bons, et nous pour les mauvais. Nous les renois, nous qui utilisons des gros mots. Or quand je parle de cul c’est le rap. Quand je parle de violence, c’est le rap. Quand je parle d’amour, c’est le rap. Mais il y a beaucoup de caricatures en France, des mecs qui n’ont pas vécu le rap en grandissant. Et ce sont eux qui se goinfrent. C’est pour ça qu’aujourd’hui, Dieu merci le streaming. Il est arrivé au bon moment. Les gens commençaient à nous mentir. Merci Jimmy Iovine. Merci les réseaux sociaux. »
BOLEMVN :
« Les gens comme moi ne regardent pas les médias, mais les autres oui. La chanson que j’ai faite pour la playlist « La Relève » parle de mon expérience avec Deezer parce que c’est un tremplin de ouf, presque comme si c’était un média. C’est pour ça que je dis : ‘Ma vie change depuis que je suis sur les plateformes’. Ça fait que je n’aurais jamais imaginé que telle ou telle personne irait écouter mon son. Mais le problème c’est que maintenant, dans les interviews, les gens parlent davantage de la vie que de la musique. Mais la vie… Tu m’as connu Bolemvn, tu ne m’as pas connu autre chose… Je veux qu’on parle vraiment musique. ‘T’étais comment quand t’étais petit ?’ : ça ne sert à rien. Parlons de maintenant. Avant tu t’en foutais de moi non ? Alors parlons de ma musique, de cette étape-là. Je trouve que les médias ne viennent que quand il y a le buzz. Les artistes qu’ils mettent en avant n’ont même pas besoin de ça. Ils ne recherchent pas les talents. »
TENGO JOHN :
« Il y a tellement d’artistes aujourd’hui qui sont créés par les médias. Certains d’entre eux ont encore trop de carcans dans leur vision des choses. C’est toujours la même soupe. Moi, ça me fout la rage. Ce n’est plus la musique qui parle, c’est le personnage de l’artiste. Si c’est juste un personnage qui te montre une vitrine, mais qu’au niveau de la musique il n’y a rien, ça ne m’intéresse pas du tout. Ce qui est génial en revanche, c’est quand je vois des gens de la rue comme 13 Block devenir quasiment le groupe le plus hype du moment. C’est là où tu vois que ça sort des niches pour créer des trucs improbables. Ça emmène un changement, un regard… Ensuite, des marques comme Nike commencent à s’y intéresser… Les marques sont des médias. Elles ont une image, une vision. Donc si un artiste n’est pas hype et qu’un média hype en parle c’est cool, si c’est un artiste qui est déjà un peu hype, le média ne fera que certifier quelque chose qui est déjà là. Les médias peuvent te faire un artiste ou te le défaire. Ce sont des relations amoureuses, c’est ‘Je t’aime – Moi non plus’. »
L’opinion des spécialistes du rap compte-t-elle plus que les autres ?
TENGO JOHN :
« C’est comme au foot. On dit qu’avec Deschamps, il y a 66 millions de sélectionneurs pendant la Coupe du monde. Dans le rap, c’est un peu pareil, tout le monde donne son avis et le trouve aussi légitime que celui de son voisin. Mais c’est un métier, d’en parler, d’y réfléchir… Pour moi, c’est plus intéressant d’avoir l’avis extérieur d’un véritable critique de musique. Quand tu as l’opinion d’une personne avisée, qui peut passer d’un Booba à un Columbine dans la même conversation, et qui s’intéresse à des trucs un peu plus underground, tu sais que tu vas pouvoir te forger un avis un peu ouvert, un minimum objectif. Parfois, j’apprends même des choses. Je suis content des médias qui m’ont invité jusque-là, ça m’honore, car je me considère encore presque comme un auditeur. »
MÉDINE :
« Il y a un problème. Il arrive que dans cette culture, on cherche à dissimuler nos défauts, alors que c’est à nous de nous questionner. Mais il n’y a pas d’espaces de communication où l’on peut tirer à boulets rouges sur nous-mêmes, sans être dans un truc de culture de clash. Pour se dire que, oui, on a des casseroles et qu’il y a des trucs sur lesquels on ne devrait pas passer. C’est trop souvent à notre corps défendant. Moi, je suis pour laver le linge sale en famille. Mais le laver. C’est comme la phase de Youssoupha qui dit : ‘Viens on s’embrouille si ça permet de mieux nous comprendre‘. Viens, on se dit : ‘Ça c’est de la merde, eh, les médias vous faites du copinage de fou, eh, ça, c’est une coquille vide, eh, toi tu fais ça parce que la maison de disque t’a envoyé un chèque dans la gueule, etc. Venez on arrête.’ Parce que ce truc-là en fait, on n’en parle pas, mais ça va péter un jour et ça va être débattu par d’autres personnes. Et c’est là, le vrai malheur. C’est quand tu as des divergences, quand tu as des problèmes et des failles, de laisser les autres en parler. »
Comment parle-t-on du travail des femmes artistes?
CHILLA :
« Les médias rap vont évoquer des choses plus techniques. Je vais souvent avoir des questions plus précises autour de ce qui concerne les prods, l’image… En quelque sorte, on met davantage en valeur le travail concret autour de ma carrière et de ma musique. Mais il y a toujours ce truc de : ‘Tu es une femme dans le rap, il n’y a que Diam’s qui a perçé, comment te positionnes-tu, etc.’ Et dans les médias généralistes, on met le point d’honneur sur le fait que je sois une femme ‘dans un milieu misogyne’. J’essaye de détourner ces questions à mon avantage. J’essaye de rappeler qu’il y a beaucoup de femmes dans le rap mais que tout le monde n’obtient pas la même lumière. J’essaye de faire intégrer aux médias que si j’en suis là aujourd’hui c’est aussi qu’être une femme a été ma force. Mais je dois mettre de la nuance, en disant : ‘Oui, je suis féministe, mais pas que’. Pour qu’on ne retienne pas que ça. Le féminisme est un sujet dans lequel je suis engagée car l’égalité ne devrait même pas être un débat. Je m’étais exprimée et j’avais pris position avant les scandales de #MeToo, mais à un moment, j’avais l’impression qu’on ne faisait appel à moi que pour évoquer ces sujets-là. Et j’avais peur que ce soit moi que l’on prenne pour une opportuniste qui surfe sur une vibe. Surtout que certains médias ont utilisé ma position, justement pour confirmer leurs clichés sur la misogynie dans le milieu du rap. Désormais, je pense avoir écrit assez de textes à ce propos pour ne plus avoir me justifier sans arrêt sur cette position. Et je tiens toujours à rappeler que ma musique ne se résume pas à ça. »
SAFIA BAHMED-SCHWARTZ :
« D’une certaine façon, ce sont presque les interviews qui ont fait de moi une militante. Plutôt que l’inverse. Parce qu’au fur et a mesure qu’on te pose des questions sur le fait d’être une femme, tu te dis : ‘Ah ouais, en fait, je suis une femme, il va falloir que je réponde à ce sujet-là…’ Et, finalement, on me donne la parole, donc évidemment, je vais parler des conditions de la femme dans la vie et en tant qu’artiste. Mon avis est assez acerbe et ma pensée est assez construite sur ce sujet pour dire des choses dans mon intérêt et dans celui des autres. Mais parfois, j’en ai marre. J’en ai marre de raconter ma vie. J’en ai marre de dire ce que je pense. J’aimerais qu’on parle de ce que je fais. Et particulièrement dans la musique. Qu’on en parle sérieusement : de mes textes, de mes références, de mes choix, des gens avec qui je travaille. Qu’on arrête de me poser tout le temps les mêmes questions. Si l’étincelle de mon travail a été quelque chose qui ressemble de près ou de loin à du militantisme, ça n’en fait pas des manifestes pour autant. Mes quatre EP, ce sont simplement des tracks ! »
La critique négative, pas toujours nécessaire ?
BOLEMVN :
« C’est un truc qui m’énerve ça : je n’ai pas de haineux. Or je pense que si l’on ne dit pas du mal de toi, c’est que ça ne marche pas. Une mauvaise critique d’un journaliste, je le prendrais trop bien. Parce que ça va tourner partout et me faire de la visibilité. »
JOK’AIR :
« Un papier négatif, ce n’est pas nécessaire, c’est de la méchanceté gratuite. Faire de la musique, ce n’est pas facile, il y a beaucoup de gens qui nous voient comme des bêtes de foire. C’est compliqué. Parce que quand on parle de cette culture, de musique noire, la plupart des mecs qui font ça le font pour nourrir les leurs. Si tu n’aimes pas, ferme ta gueule. L’une des phrases les plus connues de Booba c’est : ‘Si tu kiffes pas, t’écoutes pas, et puis c’est tout‘. Quand je n’aime pas quelque chose, je ne regarde pas, je n’en parle pas. Ça ne concerne que moi, si j’en parle, c’est avec les miens. Mais après, c’est le game. »
ZED YUN PAVAROTTI :
« Le jour où la critique négative arrivera, c’est le jeu. Les gens ont le droit de ne pas aimer et c’est tout, je peux accepter qu’il y ait des gens à qui ça parle pas. C’est juste que la notoriété, ça fausse un peu les échelles, même émotionnellement. Ça fausse la perception qu’on a des choses. Quand tu es journaliste, que tu parles de quelqu’un qui a de la notoriété, que ton média a aussi de la notoriété, tu vas vite dans l’extrême. La place à la nuance est réduite. »
Les médias sortent-ils parfois de leur rôle ?
CHILLA :
« C’est vrai que parfois tu te retrouves dans des interviews qui se transforment en discussions et là, c’est à double tranchant. Si tu t’exprimes de manière très spontanée, il se peut que le journaliste en face de toi se positionne assez bien et que tu te mettes à livrer des choses personnelles, parce que tu te sens à l’aise et que c’est un sujet qui te touche. Moi, je suis très bavarde et si je donne un élément de ma vie privée sans m’en rendre compte, je me dis qu’effectivement, en fonction de comment ça sera intégré au contenu, ça peut finir par ressembler à Confessions Intimes ! Mais c’est le jeu : je ne peux pas en vouloir aux médias d’essayer de comprendre où j’essaye d’en venir dans mes textes et me plaindre qu’ils soient trop intrusifs, parce qu’écrire c’est ma thérapie. Donc d’une certaine manière, je me livre sur les choses que je vis. Et finalement, ça va peut-être aider mon public à mieux comprendre ma vie et mes textes. J’ai envie de lui donner l’opportunité de me voir sous un autre jour que seulement dans des clips ou dans leurs écouteurs. »
SOSO MANESS :
« Désormais, je vais freiner les interviews. Parce que très vite, tu bascules dans la caricature. C’est bien d’apparaître beaucoup à un certain moment, mais après, c’est quoi la prochaine étape, faire Les Marseillais en Australie ? Parfois, on est à la limite des médias people. Certains médias font de la merde, même des médias hip-hop. Ils récupèrent les vidéos de Snapchat, les titrent avec quelque chose qui n’a rien à voir et voilà, ça fait du contenu. On voit des trucs genre ‘Fianso arrêté par la police’, alors que quand tu cliques dessus, c’est un clip. C’est une blague ? Si demain, c’est la tecktonik qui marche, ils iront faire ça. Ils délaisseront le rap et l’urbain et ils iront braquer les lumières là-bas. Il faut arrêter de jouer le jeu avec tous ces mecs-là, ce n’est pas sérieux. On a trop galéré. Il y a des mecs qui sont devenus fous pour le hip-hop. Heureusement qu’il y a des médias qui respectent et qui aiment ce mouvement, qui le font avec le cœur, c’est ça le plus important. »